Écrivaine depuis de nombreuses années, Kim Thúy a aussi été avocate, restauratrice, interprète, couturière, partageant sa vie entre le Québec et le reste du monde, là où voyages deviennent récits. Née au Vietnam, elle est arrivée à Granby à l’âge de 10 ans, et se laisse bercer par la beauté des choses depuis. C’est avec bienveillance et simplicité qu’elle se livre sur le temps qui passe et les histoires qui l’animent.
Em, paru récemment, est votre cinquième roman. Vous comptez également un livre de cuisine, un livre jeunesse et des collaborations à des ouvrages portant sur l’autisme. Quel est votre rapport à l’écriture après plusieurs publications ?
« Le plaisir est le même. Je considère encore que l’écriture est un privilège. Chaque fois que je prétends que je travaille, je ris en dedans de moi. Quand je dis que je vais à l’hôtel pendant deux jours pour travailler, je m’en vais plutôt avoir du plaisir, à jouer avec les mots.
Dany Laferrière a dit que la première qualité d’un écrivain, c’est de pouvoir s’asseoir sur son derrière pendant huit heures. Moi je suis très bonne pour m’asseoir sans bouger, je suis très immobile. Mais la vie autour de moi bouge, elle arrive comme un tsunami.
À l’hôtel, il y a un silence des choses autour de moi. Quand je suis à la maison, chaque chose me parle, je connais l’histoire de chaque objet. Alors qu’à l’hôtel, aucun objet ne me parle, je n’ai aucun souvenir de rien. Le coussin qui est sur le divan, il est « coussin », c’est tout. Et ça apaise mon esprit. »
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« Dans Ru, il y a des passages avec lesquels je ne suis plus en accord. J’y ai notamment écrit que tout le monde est remplaçable, et aujourd’hui, je suis complètement en désaccord. Chaque personne m’apporte une émotion tellement unique. J’étais niaiseuse, à 40 ans ! Je suis contente de voir que j’ai changé, que je continue à évoluer. Un livre, c’est comme une photo d’un moment précis dans notre vie. »
Que pouvez-vous nous dire sur l’inspiration ?
« Jusqu’à maintenant, je n’ai pas de problème d’inspiration, tout simplement parce que ce que je fais, ce n’est pas de la fiction. J’essaie simplement d’écrire les réalités que je vois, que j’ai envie de partager. Mais je ne réussis pas à tout décrire ! Il y a tellement de choses à dire. Je n’aurais pas assez d’une vie pour raconter tout ce que je veux raconter.
Je me laisse influencer par les voyages, par ce que j’observe quand j’arrive dans une ville, et d’une conversation à une autre, l’histoire se construit. Et quand je m’assois pour écrire, c’est encore une autre histoire qui voit le jour. Souvent, j’ai hâte d’écrire juste pour découvrir ce qui arrive au personnage, de la même manière qu’un lecteur ! Je suis spectatrice de ma propre histoire. »
Vous avez appris le français à votre arrivée au Québec à l’âge de 10 ans, à la fin des années 70. Quel rôle joue cette langue, qui n’est pas votre langue maternelle, dans votre façon de penser et de raconter les choses ?
« Le français est la langue qui m’a donné une deuxième vie, une deuxième naissance. Pour moi, le français est une langue d’amour. Je ne pourrais jamais écrire dans une autre langue, parce que quand j’écris, je parle de beauté, et quand tu parles de beauté, tu ne peux pas utiliser une autre langue que la langue d’amour.
Je réfléchis aussi en français, même si c’est imparfait. Parce que la langue vietnamienne, je ne la connais pas assez bien, je ne maîtrise pas assez les nuances. Par exemple, je connais « tristesse », mais je ne connais pas « nostalgie », ni « mélancolie ». Mais aussi, la langue française est une langue que j’associe à la liberté, car le Québec et les Québécois m’ont donné la liberté d’être. »
Trouvez-vous que les Québécois de façon générale ont de la facilité ou de la difficulté à voir la beauté ? À être reconnaissants de ce qu’ils ont ?
« D’abord, qu’est-ce que cette question nous révèle ? Que l’on est dans un pays en paix. C’est pour ça que la pandémie est aussi déstabilisante. Que le couvre-feu semble terrible. Un nouveau concept, presqu’un nouveau mot. C’est magnifique ! Alors que mes parents et moi, on a tout de suite su comment s’adapter à ça. C’est triste, j’ai vécu dix ans avec un couvre-feu, et mes parents encore plus longtemps. À mon arrivée au Québec, les premières soirées, nous étions émerveillés de pouvoir sortir à n’importe quelle heure, sans demander l’autorisation à personne. On ne savait plus comment utiliser cette liberté-là, c’était très étrange.
D’ailleurs, je suis encore fascinée que l’eau sorte du robinet. Ça révèle qu’à un moment dans ma vie, je n’ai pas eu accès à l’eau courante. Alors qu’ici, souvent, on laisse l’eau couler longtemps, sans s’en soucier. Tu ne peux pas demander à quelqu’un qui n’a jamais manqué d’eau de s’extasier devant un robinet qui coule.
Une fois, je suis allée en camping avec ma belle-famille, dans un camp de chasse, et on m’a préparée comme si je n’avais jamais eu à vivre avec peu. On est tellement dans l’abondance que les gens veulent aller en camping pour vivre pauvrement. C’est parce que tu dors sur un matelas moelleux tous les jours qu’il y a des moments où tu ressens le besoin d’aller dormir dans une tente. Mais si tu as déjà vécu dans un camp de réfugiés, tu peux être sûr que ton rêve, ce n’est pas de dormir dans une tente. »
Et au Vietnam ?
« Au Vietnam, s’il y a un cas de Covid dans un édifice, ils ferment le bâtiment au complet, le quartier, personne n’a le droit ni d’en sortir ni d’y entrer pendant dix jours. Et personne ne pose de questions, parce que la population sait que si elle tombe malade, le système de santé ne pourra pas la sauver.
La dernière guerre s’est terminée il y a seulement 45 ans. C’est encore frais dans la mémoire des gens, donc les réflexes ne sont pas loin. Dans une ville comme Saïgon, qui compte douze millions d’habitants, en une seconde, il n’y a plus personne dans les rues. Le pays est encore très totalitaire, donc quand ce ne sont pas des bombes, c’est de la censure. Bref, lorsque le gouvernement dit « vous ne sortez pas », la population écoute !
Ici, on n’a pas connu de guerre depuis tellement longtemps, il y a plusieurs générations qui n’ont jamais vu de zone de combat. Et la paix est invisible, c’est donc très difficile de l’apprécier. On parle d’elle seulement quand elle n’est plus là. En Syrie, on parle de la paix tous les jours. « When is it gonna come? » Alors qu’ici, qui est-ce qui parle de ça ? Si le virus était plutôt des bombes, tout le monde se porterait volontaire pour rester en dedans. La peur prendrait le dessus sur tout le reste. »
À votre avis, qu’aurons-nous appris de la crise ? Et que pouvez-vous nous dire sur cette résilience dont nous avons tant parlé ?
« Dans notre pays riche et en paix, le mot « résilience », on en parle parce que, justement, on a rarement eu besoin de l’être, résilients. On doit encore l’apprendre. Mais si tu vas dans un bidonville, il n’y a personne qui va te parler de résilience : ils l’ont déjà.
Puisqu’on restera, après la crise, un pays riche et en paix, ce qu’on a appris, ce ne sera plus nécessaire. On va se retrouver dans un environnement confortable de nouveau, donc pourquoi on se donnerait du mal ? Par contre, si ce confinement dure plus longtemps, il y aurait peut-être une possibilité de changement. On pourrait arriver à voir la beauté des choses que l’on a plus facilement, sans avoir besoin de les perdre pour y arriver.
Pour moi, c’est difficile de ne pas voir la beauté, car je me pratique à le faire. Il s’agit d’entraîner notre œil, parce que ce n’est pas notre premier réflexe. Par exemple, sur l’autoroute, s’il y a un accident, tout le monde ralentit pour regarder. Rares sont ceux qui vont plutôt regarder les minuscules fleurs jaunes sur le bord de la route. Mais une fois que tu les as vues, une fois que je te les ai montrées, je suis certaine que la fois suivante, tu ne peux pas t’empêcher de les regarder.
En faisant de la beauté une habitude, je me pratique à vieillir pour ne pas être trop désagréable quand ma tête ne sera plus au poste de contrôle et que tout sera juste réflexes. J’essaie d’être gentille, douce, tendre, de façon consciente. Je ne veux pas devenir quelqu’un qui fait la vie difficile à ses proches, ou au corps médical. »
Quels sont vos souhaits pour la belle saison qui s’en vient ?
« Après un an à la maison, ai-je hâte que la vie reprenne son cours ? Pas nécessairement. Je ne compare pas cette année à l’année dernière. Je ne compare pas l’année dernière à l’année d’avant. Chaque année a sa propre couleur, a ses propres évènements. Le seul don que j’ai, grâce au passé que j’ai eu peut-être, c’est que je n’ai pas besoin de contrôle dans la vie. Je vis, tout simplement. Chaque jour est différent. Pourquoi comparer ? On ne peut pas retourner en arrière. »