D’UNE PAGE À L’AUTRE
Qu’elle emprunte les visages les plus abstraits ou les traits les plus fins, la beauté est partout entre les lignes. Et pas toujours en habit du dimanche. Suffit de la descendre de son piédestal pour mieux la démasquer au détour, la débusquer en plein jour.
La beauté du legs
Uiesh – Quelque part
de Joséphine Bacon (Mémoire d’encrier, 2018)
Innue de Pessamit, Joséphine Bacon rayonne tant ces dernières années qu’on en oublie qu’elle est une « jeune » auteure, elle dont les premiers écrits paraissaient à la fin des années 2000. Qu’à cela ne tienne, la poète dit maintenant appartenir « à la race des aînés » et se sent investie d’une mission de mémoire et de partage. Car si les Anciens s’évanouissent tous un à un, qui nous transmettra « les mots de toundra, les courants des rivières et le calme des lacs » ? S’il lui arrive d’avoir « la nostalgie des rêves [qu’elle n’a] pas rêvés », elle s’accorde le droit d’être une nomade dans la cité. Uiesh – Quelque part est un recueil au dépouillement remarquable, lauréat du Prix des libraires du Québec l’an dernier. On y découvre les poèmes de Bacon dans les deux langues, soit le français et l’innu-aimun. Et chaque ride est une vie en soi pour « la femme digne qui raconte ».
La beauté de l’art
Pour nous libérer les rivières
de Hugo Latulippe (Atelier 10, 2019)
Du film Léolo de Jean-Claude Lauzon, qui fut sa « première rencontre avec [lui]-même en tant qu’artiste », aux oeuvres-brasiers de Paul-Émile Borduas et de Simone de Beauvoir, en passant par ses mages Frida Kahlo, Pauline Julien et Leonard Cohen, le cinéaste Hugo Latulippe en appelle à réinsuffler la pensée, le sens du sacré et la beauté, dans la cité comme au cœur de soi. Armé du sous-titre de son livre qu’est « Plaidoyer en faveur de l’art dans nos vies », l’homme est fidèle à son esprit documentaire, et invite à la réflexion artistes et autres amoureux de littérature, de musique ou de cinéma, parmi lesquels Véronique Côté, Jean Désy et Catherine Dorion. Entre l’esprit de résistance qui pousse à raconter la laideur et le désir de créer du beau pour qu’advienne un monde meilleur, cet essai finement écrit, accompagné des œuvres de Stéphanie Robert, donne envie de dévorer des bibliothèques et « d’imaginer d’autres constellations », pour « nous libérer les rivières ».
La beauté qui étouffe
Roux clair naturel
de Fanie Demeule (Hamac, 2019)
Après Déterrer les os, plongée vertigineuse dans les affres de l’anorexie et de la prison du corps, l’auteure Fanie Demeule éblouit avec ce deuxième roman tout aussi obsédant, en combinant cette fois le culte de l’image au poids de la vérité, plus ou moins illusoire, qui s’y rattache. Être blonde ou rousse a-t-il vraiment une incidence fondamentale dans la vie d’une femme ? L’aura d’une couleur de cheveux n’est-elle qu’une construction sociale ? Dans cette histoire en eaux troubles et en demi-teintes, judicieusement intitulée Roux clair naturel, l’héroïne fabulatrice se prend au jeu des pieux mensonges. Ce qui aurait pu n’être qu’une chronique capillaire parmi d’autres devient alors le récit hypnotique d’une spirale vers le déni de soi. L’aspirante Fifi Brindacier y perd pied, en proie à une décoloration de son identité. Peut-on vivre pleinement dans ou sans le regard de l’autre ?
La beauté qui panse
Fleuve
de Sylvie Drapeau (Leméac, 2019)
Récemment adaptée à la scène, la tétralogie Fleuve – réunie ici dans un coffret et composée des quatre courts romans que sont Le fleuve, Le ciel, L’enfer et La terre – porte la signature mais surtout la voix vibrante de la comédienne Sylvie Drapeau. Sur les traces de son enfance sur la Côte-Nord, puis de ses rôles prégnants de fille, de soeur, de mère et d’artiste, elle nous convie au coeur de « la meute », ce clan tissé serré que la vie remuera jusqu’à la moelle. Par-delà les deuils et les tourments, que le souffle de Drapeau sait sublimer non sans en embrasser la noirceur, c’est la vastitude de la résilience qui nous happe. Sans oublier tout ce qu’il y a de possible tendresse dans une recette de sauce à spaghetti ! L’infini territoire des sentiments humains s’entremêle aux paysages fondateurs de nos existences. Chavirant.
La beauté de l’horizon
Miss Islande
d’Auður Ava Ólafsdóttir (Zulma, 2019)
Paru en 2018 et traduit en français l’an dernier, récipiendaire du prix Médicis étranger 2019, cette nouvelle offrande d’Auður Ava Ólafsdóttir, figure de proue de la littérature nordique (Rosa candida, Le rouge vif de la rhubarbe), réunit trois jeunes rêveurs qu’une société conservatrice retient au sol, en 1963. Il y a Hekla, avec son prénom de volcan et ses ambitions littéraires, qu’un membre de l’Académie de la Beauté talonne pour qu’elle aspire au titre de Miss Islande – vive les défilés en maillot devant un jury masculin ! Puis ses deux meilleurs amis, Ísey, que l’écriture apaise elle aussi, mais au travers d’une vie domestique qui la confine à la « beauté (en tout petit) », et Jón John, homosexuel qui se sent condamné à n’être jamais aimé qu’en termes d’amitié. Un grand roman d’émancipation et de solidarité, qui avance à pas feutrés, et qui aurait pu porter le surnom donné à Hekla, « Miss Aurore boréale ».