NATURE MORTE — « Vous voulez ça ? » L’assistant-gérant de 17 ans de mon épicerie me regarde avec un bouquet de tulipes jaunes dans la main. Elles sont emballées. Dans du film plastique. On les voit à travers. C’est comme ça que je remarque que deux-trois feuilles sont fanées. Je demande donc à la caissière si je peux avoir un rabais. Assistant-gérant me l’accorde. « Je vous les donne. » Il vient de me donner des fleurs. Dix tulipes jaunes.
Je m’achète des fleurs. Je trouve ça important. Pour la beauté et pour me célébrer d’être vivante. Je range et décore ma maison comme je peux.
J’ai trois enfants et un mari. Je perds généralement la bataille contre le désordre, mais je n’ai pas encore abandonné mon combat. Oui, je veux vivre dans mon tableau Pinterest. Oui, je veux me débarrasser du superflu et essayer de vivre le plus minimalement possible. Est-ce que ça me bouffe un peu de ma santé mentale ? Sûrement. Est-ce que je pique des crises de temps à autre parce que j’ai l’impression d’être la seule générale qui mène une guerre sans merci contre le bordel ? Bien sûr. Mais la beauté, même si parfois je me fâche, ça compte. Quand je la vois, je l’aime. Ça me détend.
Comme tout le monde, j’ai longtemps entretenu un rapport complexe à la beauté. Quand j’étais petite, j’ai remarqué qu’on me trouvait belle. Moi, je trouvais que j’avais une drôle de tête. En fait, pour être honnête, ma vraie nature, c’était de m’en foutre. J’aurais voulu qu’on arrête de me ramener à ça. Quand on ne sait pas quoi dire à une petite fille, on lui répète qu’elle est belle. On commente son linge. On commente ce qu’on voit.
Ma fille a les cheveux roux. Elle a 5 ans et je l’avoue, elle s’est trouvé une sorte de couleur de cheveux auburn framboise que je n’avais jamais vue auparavant. Ses cheveux sont fins et ondulés, c’est dur de ne pas passer de commentaire quand on la voit. Ses cheveux sont vraiment beaux et instantanément, ils nous procurent de la joie. Tout le monde lui en parle.
On me répétait ce genre de choses, à moi aussi. On commentait mon physique, mon visage, mes yeux. C’est dur avec le temps, pour se faire apprécier, aimer, de ne pas se concentrer sur juste ce qui plaît le plus de nous. Au détriment du reste. Même de tout ce qu’on préfère. Ce qui nous habite réellement. J’aurais préféré être une petite fille plus libre, que l’on ne ramenait pas toujours à son physique, mais j’ai grandi en remarquant que le regard des autres m’apportait une sorte de high. Je les amassais. Les regards. Les approbations. Je m’en faisais une quête. Un butin.
C’est un jeu. Mais c’est un jeu qui est vide. Qui laisse vide. Qui ne satisfait pas. Il n’y a rien de nourrissant à être une coquille. C’est le fruit que l’on doit être.
À l’aube de mes 40 ans, j’entretiens maintenant un rapport moins complexe à la beauté. Après trois enfants, avec le corps qui peu à peu se fane, je l’accueille comme des vacances. Je ne vis plus (ou moins) pour le regard des autres, mais plutôt pour ce que j’ai à offrir. J’ai un mari qui me trouve plus belle que je ne me trouverai jamais. Qui me voit mieux que je me vois moi. On dit que l’amour rend aveugle, pourtant on dirait que ses yeux sont nés pour me voir comme je suis. Quand je me perds, je sais qu’il est mon phare, que je peux le suivre jusqu’à moi.
La beauté vient souvent avec beaucoup de pression. Pression de la posséder, pression de la conserver. Pression de l’exploiter. C’est peut-être parce que l’ego s’en sert. L’ego aime la beauté comme une chose. L’âme la regarde, la vit comme une expérience. Comme du mystère. Du vivant. C’est peut-être à cette beauté qu’il faut revenir. La beauté existe réellement en ce bas monde. Aussi occupé le monde soit-il à détruire et à être laid. À s’autopromouvoir pour qu’on l’admire. La beauté est réellement là. Et elle se fiche qu’on la regarde. Elle est, point.
Quand ma fille rit, même avec deux dents en moins, c’est beau. Quand la neige blanche se dépose le long des branches noires de l’hiver, c’est beau. Le silence, c’est beau. Des tulipes jaunes pêle-mêle dans un vase, c’est beau. Il y a du beau. Nous en avons besoin, nous devons nous entraîner à le voir et à le laisser vivre. Sans le prendre. C’est là, je pense, qu’il nous apporte la plus grande joie.