Chaque lieu, construction artistique ou objet artisanal révèle l’essence de la personne qui l’a fabriqué et de ceux et celles qui contemplent son œuvre. Les créations délibérément conçues et appréciées pour leurs défauts en disent long sur la démarche de son créateur et de ses adeptes. Pourquoi un artiste qualifié prendrait-il volontairement le chemin de l’imperfection en utilisant des matériaux bruts, en ajoutant des perturbations à son œuvre ou encore en exploitant la détérioration de lieux abandonnés ?
Tout comme l’humain sait s’adapter et se renouveler au fil du temps et des bouleversements, l’architecture le fait tout autant. C’est en creusant au-delà des apparences pour réellement comprendre le pouvoir de l’imperfection que la beauté imparfaite s’est taillé une place de choix, pouvant aujourd’hui être recherchée, contemplée et valorisée.
Dans certains courants artistiques, la beauté se trouve dans la rusticité et l’inachevé. Les imperfections qui en résultent peuvent être perçues comme une voie spirituelle, une philosophie pouvant même apaiser les perfectionnistes les plus endurcis. Lorsque la modestie devient moteur de créativité, la quête de perfection se dissipe. À la rencontre de ce que nous sommes et de ce qui caractérise notre monde, le passage du temps fait alors partie intégrante de la grande œuvre humaine.
Les ruines du monde
« Il faut ruiner un palais pour en faire un objet d’intérêt. » – Denis Diderot, écrivain et philosophe des Lumières
La mélancolie des ruines émeut et fascine. Certains architectes, touchés par la beauté des ruines, se sont aussi inspirés du calme des lieux abandonnés pour influencer leurs réalisations. Louis Kahn, architecte moderne influent du 20e siècle, est notamment reconnu pour sa fascination pour les ruines romaines et son admiration pour le génie du lieu, le sublime des dimensions et la beauté révélée par le temps qui passe. Au-delà de l’élégance des formes architecturales, l’œuvre de Kahn est marquée par des bâtiments modernes et monumentaux qui ramènent la paix d’esprit et le silence des lieux oubliés.
De plus en plus d’artistes, d’architectes ou encore de photographes s’intéressent aux vestiges architecturaux. Ces espaces aujourd’hui silencieux et abandonnés rayonnent de leur vécu, ne laissant personne indifférent. Entre poétique de l’imaginaire et fascination ambiguë, les attraits esthétiques de la ruine révèlent l’œuvre du temps sur les pierres. Depuis quelques années, explorateurs urbains et photographes redécouvrent ces espaces dévastés mais émouvants, patinés d’histoire et façonnés par le temps.
Dans son ouvrage Habiter les ruines : transformer, réinventer, Olivier Darmon, journaliste en architecture, explore des projets où la réhabilitation ne consiste pas à reconstruire, mais bien à réinventer, à préserver les marques du temps et à s’adapter à l’état des lieux. En exposant différents projets des quatre coins du globe, l’auteur présente une nouvelle approche du patrimoine vivant. Puisque des lieux de culte peuvent renaître de leurs ruines, magnifier l’existant est souvent plus valorisant qu’une reconstruction.
Comme le bâtiment se vit et se transforme, il est aussi possible de gérer le patrimoine en faisant contraster l’ancien et le nouveau tout en prenant soin d’honorer l’histoire du bâtiment. Dans la pratique de la préservation historique, la norme est généralement de transformer un bâtiment en objet exposé, isolé et méticuleusement restauré, le soustrayant ainsi à sa propre histoire. Le studio multidisciplinaire d’Amsterdam Rietveld Architecture-Art-Affordances (RAAAF) brise la norme en modifiant les structures en décomposition afin de rendre leur histoire clairement visible. Cette méthode de traitement des vestiges architecturaux nommée « héritage hardcore » est une manière peu conventionnelle de générer du nouveau à partir de l’ancien, sans chercher à contrôler la dégradation.
L’attrait pour les ruines révèle leur potentiel architectural et transforme le regard que l’on porte aux vestiges. Une considération permettant d’honorer l’existant, d’adapter, de transformer et d’inventer de nouveaux usages. Une démarche plus éthique, authentique, ou une nouvelle manière d’embrasser l’imparfait pour le rendre plus que parfait.
Le wabi-sabi japonais
« Rien de ce que nous voyons ou entendons n’est parfait. Mais c’est là, dans l’imperfection, que se trouve la réalité parfaite. » – Shunryu Suzuki, moine et enseignant du bouddhisme zen
Alliant la sobriété maîtrisée et l’esthétique modeste, le wabi-sabi propose une véritable philosophie de vie. Wabi fait référence à l’humble plénitude ressentie en contemplant la nature, et sabi évoque la sensation qui nous habite lorsqu’on observe des objets ou des lieux abîmés par le temps et le passage des humains. Une compréhension de l’impermanence. La reconnaissance de la beauté du temps qui transforme la matière sur son passage. L’appréciation des choses atypiques et imparfaites.
Adopté au 16e siècle, ce concept vise notamment à incorporer des imperfections volontaires et à utiliser l’asymétrie, la rugosité et la simplicité en honorant les processus naturels. On l’observe dans certains styles de poterie et de céramique originaires de la ville de Hagi à Yamaguchi, qui présentent une esthétique rudimentaire.
Différentes utilisations contemporaines du wabi-sabi font le bonheur de ses adeptes. Dans le domaine de la décoration et du design d’intérieur, on mise sur l’épuration, la mise en valeur de l’artisanat et l’utilisation des couleurs naturelles. Dans la culture japonaise, la composition des jardins secs exprime les idéaux du wabi-sabi par sa simplicité, son caractère réservé et sa rusticité. Le travail de la taille des bonsaïs est aussi effectué dans le respect de la naturalité et de l’asymétrie.
Finalement, le kintsugi, qui consiste à réparer des objets cassés avec de l’or, serait une manière de célébrer l’imperfection. Ici, la fêlure est symbole de renouveau à honorer et à valoriser. Pour les amateurs de wabi-sabi, rendre hommage au temps qui transforme la matière est aussi une manière de célébrer les manifestations de la nature.
Le land art
« Chaque œuvre pousse, subsiste, se dégrade, composantes intégrantes d’un cycle que le photographe montre à leur point culminant, balisant le moment où l’œuvre est la plus vivante. Il y a une intensité dans une œuvre à son sommet qui j’espère s’exprime dans l’image. L’évolution et le délabrement sont implicites. » – Andy Goldsworthy, artiste reconnu pour ses œuvres impliquant matériaux naturels et passage du temps
Le land art explore le lien entre la créativité, la liberté et la nature éphémère. À la rencontre de l’art et du territoire, on retrouve la nature telle qu’elle est vraiment : pure, imparfaite et impermanente.
En brisant les codes et en s’intégrant harmonieusement à la nature, le land art propose une vision du monde unissant l’homme et son environnement. Cherchant à souligner le lien profond qui existe entre eux, ce courant artistique né au cours des années soixante vise à honorer et à marquer les cycles de la vie. Instauré par des artistes qui souhaitaient créer en dehors des galeries d’art, le land art consiste à interagir avec les composantes du paysage afin de réinventer l’espace.
Au lieu de contrôler son environnement, le land art s’y adapte, s’y intègre et s’y fond. Les matériaux utilisés lors de la création sont issus de la nature : branchage, roches, fleurs, feuillage, coquillages. L’espace créé évolue au fil du temps jusqu’à l’éventuelle dégradation des éléments, mettant en lumière l’impermanence de la nature et des choses du monde. De cette manière, les humains façonneraient la création et la nature la façonnerait à son tour.
La reconnaissance du land art existe aussi à travers le caractère gigantesque des œuvres qui occupent des lieux vastes et désertiques, détériorés ou encore inaccessibles. Ces œuvres se contemplent par le biais de photos de drone ou encore de films exposant une création en perpétuel mouvement. Le temps fait écho à l’œuvre dans toute son entièreté : le temps de créer, le temps de se transformer et le temps de disparaître. Le temps de rehausser la beauté naturelle d’un paysage parfaitement imparfait.