À BON PORT — Au Québec, nous entretenons un rapport intime, voire presque mystique, avec l’eau. Le fleuve, épine dorsale de notre espace de vie, est également le lien vital auquel nous nous agrippons. Nous avons tous un morceau de fleuve, de ruisseau ou de lac bien à nous. C’est une invitation à méditer, un cabotage mental, mais surtout un appel à l’évasion. Une invitation à prendre le large, voguer en voilier ou arpenter le monde sur le pont d’un cargo. Les cours d’eau et les océans nous drainent vers d’autres ports, continents et cultures qui nourrissent des rivages inconnus. C’est le propre de l’homme de penser dompter les éléments, d’apprivoiser les mers enragées. Les flots ont cette capacité unique à nous ressourcer, des piscines des hôtels aux bords de plage où l’on se gorgera d’embruns. La vie nous connecte à cet élément essentiel ; le monde liquide nous invite à fendre les flots. En trois temps, évoquons l’eau et le voyage, de l’Afrique au Gange en passant par les rues de Rome.
À L A SOURCE
L’eau est source de tout. L’eau s’infiltre partout, dans les fjords, les chenaux et les deltas. Elle façonne la planète à son rythme, inexorablement. Elle fait son chemin et enserre les terres immergées. Il ne reste plus qu’à être spectateur impuissant de cet élément indomptable. On reste d’abord béat devant sa puissance aux geysers de Yellowstone. Puis statique face au spectacle de la marée délivrant le Mont-Saint-Michel. On plonge en son coeur parfois, tentant alors de percer le mystère de ce monde du silence. Souvent, on s’isole en son sein pour oublier et se régénérer.
C’est en voguant sur le mythique delta de l’Okavango au Botswana que le flot de la vie vient nous happer. Ses eaux se dispersent en un labyrinthe aquatique à la beauté époustouflante. Îlots vierges sur une mer de nénuphars, roseaux, papyrus, palmiers d’eau verts et pirogues qui glissent lentement sur l’eau. Le soir, on entend gronder les léopards, et les buffles se frottent contre les pieux des camps sur pilotis. C’est en mokoro, frêle pirogue manoeuvrée par une longue perche, qu’on se laisse emporter à ras de l’eau, vulnérable et fasciné, entre les lagons de nénuphars en fleurs. On guette les crocodiles, et les martins-pêcheurs colorés volètent d’un papyrus à l’autre. Sur la rive, on observe la course des cobes de Lechwe et le jeu des babouins. L’oeil s’égare, l’horizon se fond, et le ciel immense suspendu comme un drap est transpercé par le vol des aigrettes blanches. On voudrait que le temps se fige ; mais contrairement aux apparences, ici aussi, il suit son cours…
QUAND L’EAU FAÇONNE LES VILLES…
Du village lacustre aux villes flottantes, la relation urbaine entre l’homme et l’eau est éternelle. Chacun souhaite trouver son port d’attache, des canaux de Bruges aux briques rouges léchées par les flots du port d’Hambourg, jusqu’au village immémorial de Fort Cochin au Kerala. Misère et grandeur côtoient les mêmes flots, des palais du lac de Côme aux maisons sur pilotis de Kampong Ayer.
Partout en Europe, les hommes ont fait de l’eau l’ornement citadin par excellence. Vivifiantes, les fontaines sont telles des relais, embellissant de petits villages comme Raon-l’Étape dans les Vosges ou encore de grandes villes commeRome, la Ville éternelle.
Véritable cité d’eau, la capitale italienne ne compte pas moins de 2 000 fontaines ! Cinégéniques ou porte-bonheurs, nombre d’entre elles racontent aussi un pan de l’histoire romaine. C’est aux Romains de l’Antiquité — que les eaux du Tibre ne suffisaient pas à rafraîchir — que vient l’idée d’installer des fontaines. Plus de trois siècles av. J.-C., l’homme d’État Appius Claudius Caecus construit le premier aqueduc qui amène à Rome l’eau des sources situées au-delà de ses murs.
L’histoire de la ville s’écrit ainsi au fil des fontaines — et l’on marche de l’une à l’autre, cherchant la fraîcheur de la bruine. Mais s’il devait n’en rester qu’une à Rome qui incarne la ville et déplace les foules ? Ce serait la fontaine de Trévi. Il faut aller au-delà des spectateurs pour en mesurer la beauté : très tôt, ou au crépuscule, quand tous sont partis après avoir pris une photo et jeté une pièce dans le bassin, honorant la tradition et promettant de revenir.En son milieu trône le dieu Neptune entouré de chevaux marins et de deux autres statues, allégories de la Bonté et de l’Abondance. Aux cinéphiles, l’image de ce monument en fait surgir une autre : celle d’Anita Ekberg, s’y glissant tout habillée au clair de lune, face à un Marcello Mastroianni charmé. Cette scène emblématique de La Dolce Vita de Fellini (1960) achève d’en affirmer le potentiel romantique. Si, d’après l’adage, tous les chemins mènent à Rome, les fontaines de la Ville éternelle dépassent largement les frontières de l’Italie pour s’ouvrir sur le monde, entraînant avec elles les âmes voyageuses.
… ET APPRIVOISE LES ÂMES
Des eaux du Jourdain accueillant les baptisés aux ablutions purificatrices à l’entrée des mosquées, l’eau est un réceptacle pour nos âmes. Et si se rapprocher de Dieu consistait alors à se rattacher à l’eau, élément réconfortant par excellence ? En Malaisie, les mosquées flottent sur la mer : on prie sur l’eau. Au Mont-Saint-Michel, l’accès aux pèlerins dépend de la marée : la nature nous soumet à ses soubresauts et cette idée d’inaccessibilité nous fascine. Peut-être est-ce en Inde que cette connexion fluviale et mystique est la plus intense ?
Le Gange, le fleuve sacré. La ville de Bénarès est lovée sur une élégante boucle de la rive gauche du Gange, elle vit une relation intense avec le ciel. Ici, l’Inde se raconte dans un chaos de couleurs, de fumées, d’incantations, de foules pressées, de mantras sacrés, de regards fiévreux, de larmes aussi. Frapper à la porte de Shiva, c’est accepter de perdre ses repères et découvrir un ailleurs dont on ignorait jusqu’alors l’existence. Tout hindouiste doit se baigner une fois au cours de son existence dans le Gange à Bénarès. Le but ? Se laver de tous ces péchés qui se perpétuent au cycle des réincarnations, le samsāra, dans les mondes de matière et d’imperfections, donc de souffrance. Pour atteindre la moksha (l’équivalent du nirvana des bouddhistes), la fin de ces damnées résurrections, le fleuve et Bénarès, fondée il y a plus de 2 500 ans, sont la solution.
Il y a, d’une part, la vie. Solitaires, familles entières, jeunes couples, tout le monde procède à de soigneuses ablutions. Jeter offrandes et fleurs en vrac dans le courant va de soi, comme piquer une tête histoire de se dégourdir ou de s’enduire de la précieuse eau.Ambiance joyeuse ou recueillie : yogis en pleine méditation, enfants qui s’éclaboussent. Une poignée de buffles noirs se joignent à la compagnie ; on étend en grand les saris de toutes les couleurs et tout va bien.
Et d’autre part, la mort. Bénarès est un dernier voyage souhaité. Le corps passe du brancard au sommet du bûcher. Restent les cendres, livrées aux eaux du fleuve. La joie de la famille est aussi extrême que sincère.Voici leur défunt libéré de ses renaissances obligées, enfin admis en l’état de pleine lumière auprès des maîtres de l’harmonie céleste. Mission accomplie pour un dernier voyage à Bénarès.