Qui n’a jamais rêvé, ne serait-ce qu’un instant, de ralentir, voire de figer la course du temps? Des momies de l’Égypte antique aux portraits commandés par les richissimes de ce monde, en passant par les autoportraits de Frida Kahlo et L’immortalité déconcertée en temps du sculpteur Grzegorz Rosinski, les arts visuels et plastiques ont souvent été le canal idéal pour transposer notre peur de disparaître sans laisser de traces. Et pourquoi ne pas en profiter au passage pour magnifier notre image, du moins quand on en a les moyens? Mais il y a toujours le risque de basculer dans son propre reflet ; et ce ne sont pas les réseaux sociaux qui ont inventé l’égotisme.
Parlez-en au héros hédoniste du roman Le portrait de Dorian Gray, d’Oscar Wilde, incapable de tolérer l’idée que la peinture qui le représente vieillirait mieux que lui. Emblématique des tourments d’une âme narcissique, cette œuvre connaît des dizaines d’adaptations aux XXe et XXIe siècles, pour la télé, le cinéma, le théâtre et la bande dessinée. Comme quoi les dandys n’ont pas le monopole pour aspirer à l’immortalité ou à la jeunesse éternelle. La littérature est en ce sens toujours fort révélatrice, capable de condenser le temps comme de l’étirer à l’infini — ou presque. En font foi, entre maints exemples : le Dracula de Bram Stoker, avec en son centre, que dis-je en son sang, la figure du vampire qui peut braver l’éternité en se nourrissant de la vitalité des autres, Orlando de Virginia Woolf, un(e) héros (héroïne) qui défie les genres et les siècles pour mieux fuir le tic-tac de l’horloge, ou encore Tous les hommes sont mortels, un roman de Simone de Beauvoir qui nous rappelle avec brio qu’elle n’était pas qu’essaïste.
C’est sans parler de science-fiction, car la réalité l’a souvent rattrapée dans notre monde de plus en plus robotisé, cloné, dématérialisé. À l’heure où l’espérance de vie au Canada dépasse les 80 ans, où la médecine, la science et les technologies ont connu en un siècle des avancées aussi remarquables qu’exponentielles, où la chirurgie esthétique est devenue une activité bien-être parmi d’autres, et où le Web prolonge indéfiniment la vie virtuelle de nos disparus, il est raisonnable de penser que nous n’avons encore rien vu. L’humanité – comme la nature – ayant horreur du vide, elle fera tout en son pouvoir pour repousser et narguer la mort, quitte à détruire paradoxalement son propre environnement. Sur la scène théâtrale, la compagnie québécoise Posthumains interroge les impacts du développement des technologies NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives) sur le vivant, en particulier en fondant ce mouvement transhumaniste. Ses spectacles Post Humains et i/O, tous deux écrits et signés par la brillante créatrice Dominique Leclerc, plongent sans détour dans cette quête du corps amélioré, augmenté ; en est-il pour autant déshumanisé? Et à quel point « notre refus de la finitude » nous aveugle-t-il?
Entre la philosophie et le spectaculaire, le 7e art, bien sûr, s’empare avec avidité de toutes ces questions si terrestres et, en quelque 130 ans d’histoire, ne s’est pas gêné pour faire de notre fixation sur la longévité son pain et son beurre : on pense aux intrigues de momies, de vampires, de superhéros inclassables et esthétisés, et d’innombrables adaptations des romans d’Isaac Asimov. Mieux viennent en tête deux films qui flirtent chacun à leur façon avec le fantastique, tout en ébranlant notre rapport au temps. Tout d’abord, The Curious Case of Benjamin Button, de David Fincher et d’après une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald, dans lequel un homme (Brad Pitt) renverse le cours normal des choses, en naissant vieux et en avançant tout droit vers la jeunesse. Une âme et son enveloppe physique marchent-elles toujours main dans la main? Assurant pleinement sa nature de conte moderne, ce long métrage fascination pour la marche inexorable vers la mort. Tout récemment, et dans un tout autre registre, c’est The Substance qui a divisé et galvanisé les cinéphiles, avec le retour de Demi Moore dans un rôle où elle embrasse les plus sombres de ce que reflète notre miroir. Même tambour battant par la Française Coralie Fargeat, cette fable horrifique nous vend la possibilité de générer une version rajeunie et embellie de nous-même, non sans troubler notre conscience. Si vous souffrez de bélénophobie – la peur des aiguilles! – passez toutefois votre chemin.
Et si ce thème éternel passait plutôt par la chanson? Pensons naturellement à Immortality, écrite par les Bee Gees et incarnée jusqu’au bout des ongles par Céline Dion.
And I won’t let my heart control my head
But you are my only
We don’t say goodbye
We don’t say goodbye
And I know what I’ve got to be
Immortality
I make my journey through eternity
I keep the memory of you and me inside
Ce désir d’absolu s’inscrit dans un amour à préserver, malgré une destinée inespérée qui vous propulse vers les plus hauts sommets et vous fait entrer dans l’histoire… et les mémoires. La voie passionnelle semble être celle qui fédère le plus rapidement les talents et les esprits, de l’amour-toujours (I Will Always Love You de Dolly Parton / Whitney Houston) à la promesse olympique d’Édith Piaf dans L’hymne à l’amour :
Nous aurons pour nous l’éternité
Dans le bleu de toute l’immensité
Dans le ciel, plus de problème
Mon amour, crois-tu qu’on s’aime?
Dieu réunit ceux qui s’aiment
Pendant ce temps, Jacques Brel contemple les vieux amants, assurant qu’« [leur] fallut bien du talent pour être vieux sans être adultes ». Et Gaël Faye d’ajouter :
Malgré la vie, le temps passé
Malgré la jeunesse fatiguée
Personne ne pourra empêcher
Nos corps usés de chalouper
Mais il y a aussi, dans la réalité, de ces personnes phares qui vous font croire que la vie n’a pas d’âge. Le 12 janvier dernier, à 101 ans, s’éteignait cette conteuse qui avait allumé tant de cœurs, petits et grands, dans une carrière éblouissante entre les planches et les écrans, là où sa Fanfreluche et sa grand-mère de Passe-Partout semaient la joie et ouvraient l’imaginaire. Pas étonnant que Kim Yaroshevskaya ait été choisie pour la couverture du fort bel ouvrage Vénérables, dans lequel le photojournaliste Jacques Nadeau part à la rencontre de quelque 80 personnalités d’âge vénérable qui ont vu neiger et nous partagent, non pas le secret de leur longévité, mais leur savoir-être et leur relation complice avec l’existence. De quoi nous réconcilier avec notre latente chronophobie — la peur du temps qui passe…
Longue vie à toi, Magazine Strøm!
REDÉCOUVRIR DES ŒUVRES PORTANT SUR LA LONGÉVITÉ
Livres
Le portrait de Dorian Gray, d’Oscar Wilde (1890)
Dracula, de Bram Stoker (1897)
Orlando, de Virginia Woolf (1928)
Tous les hommes sont mortels, de Simone de Beauvoir (1946)
Vénérables, de Jacques Nadeau (Éditions Cardinal, 2024)
Théâtre
Post Humains, de Dominique Leclerc (L’instant même, 2019)
i/O, de Dominique Leclerc (Atelier 10, 2023)
Cinéma
The Curious Case of Benjamin Button, de David Fincher (2008)
The Substance, de Coralie Fargeat (2024)
Chansons
Immortality, de Céline Dion
I will always love you, de Dolly Parton
L’hymne à l’amour, d’Édith Piaf
La chanson des vieux amants, de Jacques Brel
Chalouper, de Gaël Faye