« Je ne pense pas qu’il faut vivre vieux à tout prix. »
Photo de gauche : © Julie Allard
Par un après-midi froid de février, nous nous sommes rendues à Victoriaville pour rencontrer Jeanne-Mance Houle. À 86 ans, cette femme rayonnante, généreuse et toujours visionnaire nous a accueillies chez elle avec une bienveillance inspirante. À travers sa vocation et son regard optimiste sur le temps qui passe, elle incarne une longévité empreinte de sens et de transmission.
Son récit, fait de fragments de vie, rend hommage au temps qui s’écoule, aux grandes joies et aux profondes épreuves de l’existence, aux amours éternels et aux liens de sang qui ne meurent jamais.
RÉALISER SES RÊVES
« J’aimais beaucoup l’école quand j’étais jeune. J’avais dit à ma mère que je voulais aller à l’école jusqu’à mes 30 ans, mais comme j’étais l’aînée de sept enfants, mes parents n’avaient pas les moyens de me payer de longues études. J’ai donc fait un cours commercial. Je me suis trouvée un emploi dans un bureau. J’ai été là cinq ans, j’ai eu des collègues intéressants, c’est même là que j’ai connu celui qui deviendrait mon mari, Yvon.
Ensuite, j’ai travaillé avec lui, il avait des restaurants et je l’ai aidé et soutenu là-dedans.
Un jour, on était en Floride, je venais d’avoir 40 ans. Yvon était parti prendre une marche. J’ai réfléchi pendant ce temps-là et je me suis dit à moi-même : “À 40 ans, c’est le temps de réaliser les rêves que tu n’as pas réalisés.” Quand il est revenu de sa marche, je lui ai dit : “Mon rêve, c’était d’aller à l’université, et je ne l’ai pas fait.” Il m’a tout de suite appuyée, j’ai pu payer mes cours avec notre argent. J’ai commencé à l’Université du Québec à Trois-Rivières, je faisais un cours du soir tout en travaillant. Mais à raison d’un cours par session, pour faire un bac, ça prend 12 ans! Vers la fin, je suis tombée à mi-temps, et j’ai fini par graduer à 53 ans. J’ai eu mon diplôme un an avant la graduation d’Éric, mon plus jeune fils. »
UNE VOCATION : ACCOMPAGNER LA FIN DE VIE
« J’ai fait mon bac par cumul de trois certificats : théologie, gérontologie, psychologie. Donc je travaillais, j’étudiais à temps partiel, et j’étais maman de trois enfants. Heureusement, ils étaient rendus grands, il me restait juste Éric à la maison.
Après ma graduation, je suis allée me perfectionner à Québec dans l’accompagnement des personnes en fin de vie, et j’ai été engagée dans un CHSLD. J’ai beaucoup aimé ce travail-là, et j’ai reçu beaucoup d’amour en retour. Même quand j’étais de garde et qu’on m’appelait en plein milieu de la nuit, ça ne me dérangeait pas de me lever et d’y aller. J’étais tellement motivée. Je sortais énergisée de ces accompagnements, comme si la personne que j’avais aidée m’avait donné de l’énergie. Je me sentais sereine de l’avoir libérée. Je n’ai jamais trouvé ça lourd de côtoyer la mort de très près.
J’ai fait ça pendant une quinzaine d’années, jusqu’à mes 70 ans. Quand j’ai eu terminé, l’animateur en loisirs m’avait dit “tu reviendras nous voir, Jeanne-Mance!” C’est drôle, mais je n’y suis jamais retournée. La mission était accomplie, et je me suis dit “maintenant, pense à toi.” »
PRENDRE SOIN, DE GÉNÉRATION EN GÉNÉRATION
« Laurence et Rosalie, mes petites-filles, venaient souvent passer les samedis chez nous lorsqu’elles étaient jeunes, parce que leurs parents travaillaient. Elles restaient avec leur grand-père, parce que je travaillais au CHSLD.
Un matin, quand Laurence avait quatre ou cinq ans, elle me regarde sortir et me lance : “Mamie! C’est quoi ton travail, toi?”, en voulant dire “tu t’en vas tout le temps le samedi.” Je lui ai expliqué que mamie rencontrait des personnes malades, des personnes qui ont de la peine, et qu’elle les consolait, les écoutait. Elle m’a regardée dans les yeux et m’a répondu : “C’est ça que je veux faire quand je vais être grande!” Et aujourd’hui, elle est médecin. Même adulte, elle se souvenait de ce moment-là, et c’est ce qui l’a poussée dans cette voie.
Je suis tellement fière de mes enfants, de mes petits-enfants, et de mes arrière-petits-enfants. Ils sont mes plus beaux trésors, mes plus belles réalisations, ma plus grande richesse! Les trois plus beaux jours de ma vie sont les jours où mes enfants sont nés. J’espère leur avoir transmis le désir d’être de bonnes personnes, à l’écoute, ouvertes d’esprit. Quand je les regarde aller, je me dis que c’est bien réussi! »
UNE FOI LIBRE ET ENGAGÉE
« Plus jeune, j’ai été animatrice de pastorale. Le curé était gentil, et trouvait, lui, que les femmes avaient leur place dans l’Église. Après une confirmation, il m’invite donc à manger avec le groupe. On dirait que j’étais la seule femme, naturellement.
Jean-Jacques me présente, et la première question que l’un des hommes attablés me pose, c’est : “Qu’est-ce que tu fais, pour te marier?” Je lui aurais donné une claque. J’étais tellement fâchée. C’est quoi, le rapport? Pour moi, il voulait savoir si j’étais mariée… J’ai répondu “mon mari est industriel”, et je suis allée m’asseoir à l’autre bout de la table. J’ai dit à un autre prêtre “lui là, je ne veux plus jamais lui parler.”
Toute ma vie, j’ai été pratiquante, mais aussi très critique de certaines choses dans la religion, dont la place que l’Église donnait et donne à la femme. Je suis donc une pratiquante qui écoute son cœur. Je ne suis pas by the book, je choisis ce que je fais et ce que je ne fais pas.
Quand j’avais 18 ans, j’ai d’ailleurs fondé la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) dans notre paroisse. Ça m’a donné une énergie extraordinaire. Trente-cinq filles m’ont suivie et je suis devenue la présidente. Nous avions des réunions où nous échangions sur les réalités de filles : le travail, les fréquentations, les relations avec les parents, le mariage… Je me suis toujours sentie très près des filles et des jeunes femmes. J’avais une grande conscience que de s’impliquer socialement me rendait follement heureuse. Comme j’ai aimé, toute ma vie, venir en aide aux autres! »
VIEILLIR AVEC GRÂCE
« Je ne me sens pas vieille. Il y en a souvent qui disent “ah, ce n’est pas drôle, à notre âge…” Pas moi. Mais c’est vrai que je suis chanceuse. J’ai encore mon auto, je vois où je vais, je fais mes commissions. J’écris encore des textes, je continue de jardiner, d’écouter des spectacles ou d’en voir en vrai des fois! L’autre jour, je suis allée voir FouKi avec MindFlip en première partie. Je vais voir plein de spectacles encore. Matt Lang, y’est bon en bébitte! »
L’AMOUR À TOUT ÂGE
« René et moi, on se connaît depuis longtemps, peut-être 40 ans. Sa femme, Marie-Paul, était ma grande amie. Il a eu soin d’elle pendant 12 ans avant son décès, elle était atteinte d’une maladie dégénérative. Il a fait preuve d’un dévouement incroyable.
Avant ça, nous avons fait plusieurs voyages ensemble, à quatre. On est allés en Italie, en France, on allait souvent en Floride. Pour moi, René, c’était le chum à Marie-Paul, je ne pensais pas plus loin que ça. On se côtoyait bien. On avait du plaisir à parler ensemble.
Après le décès de Marie, je passais souvent chez René le jeudi, après avoir fait mes commissions chez Pharmaprix pas loin. J’allais prendre des nouvelles, lui demander comment il allait. La plupart du temps, il revenait de jouer au golf et il était après manger, alors il me donnait un petit verre de vin, on jasait, et je m’en retournais chez nous. À un moment donné, il m’a dit “demain, je fais un vins et fromages, ça te tente-tu de venir souper?” J’ai dit “oui, j’adore ça!” Deux semaines après, je lui ai remis son invitation, et ça a commencé comme ça. »
LONGÉVITÉ : UN CHOIX DE VIE, PAS DE VIEILLESSE
« Je ne pense pas qu’il faut vivre vieux à tout prix. Mais en santé, avec une raison de vivre, oui! J’aime ma vie, j’aime vieillir, j’ai mon amoureux. D’ailleurs, René est un petit peu plus jeune que moi. Je suis comme Janette Bertrand, je les aime plus jeunes! (rires)
Si je devais me traîner, si je n’avais plus de qualité de vie, je serais pour l’aide médicale à mourir… Mais j’ai réalisé dernièrement que ce n’est pas un choix si simple à faire, de choisir la mort. Il y a quelque temps, j’ai dû aller à l’urgence pour un problème de cœur et de poumons, dans la soirée, et le médecin me dit “j’ai vu dans votre dossier que vous aviez marqué ‘aucune réanimation’. S’il arrive quelque chose cette nuit, est-ce que vous êtes encore d’accord avec ça?”
Oh, là! J’ai dit “vous pourrez essayer au moins une fois…” (rires) Je n’étais pas si malade que ça!
C’est une chose de se dire “oui, c’est ça que je ferais” quand on va bien, mais quand on est rendu là et le vivre, c’est autre chose… »
Jeanne-Mance dans le cadre de son implication auprès de la Jeunesse ouvrière chrétienne.
Jeanne-Mance et Yvon lors de leurs fiançailles.