NÉCESSAIRE – Naomi Fontaine, Marie-Andrée Gill ou Michel Jean sont désormais des valeurs sûres de la fiction ou de la poésie. Le mois de juin étant consacré à la littérature autochtone, l’occasion était trop belle pour ne pas s’y abreuver, peu importe l’étiquette. Car il ne s’agit pas ici d’un genre à proprement parler, encore moins d’une production uniforme, mais plutôt d’un champ des possibles qu’on a trop longtemps tenu à l’écart. Lire les Premiers Peuples est un vibrant devoir, et une joie puissante.
monok jules
de Jocelyn Sioui (Hannenorak, 2020)
Avec son ADN en guise de « site archéologique », l’auteur et marionnettiste Jocelyn Sioui marche sur les pas de son grand-oncle Jules Sioui, activiste wendat reconnu en son temps comme « l’épine dans le pied du gouvernement fédéral ». Fin 2016, l’artiste découvre, en lisant La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette, que les Automatistes ont soutenu Jules durant sa grève de la faim, en 1949, alors qu’il réfutait l’accusation de sédition qui pesait contre lui. Son grand-oncle ne méritait-il pas plus que ces deux pages Polaroïd ? D’où cette entreprise d’archiviste étonnante, qui s’attaque autant aux absurdités de la Loi sur les Indiens qu’aux racines des luttes autochtones d’hier et d’aujourd’hui. Grâce à des extraits de procès échevelés et de correspondances enflammées, et par leur filiation évidente d’orateur et de conteur, les deux Sioui se rencontrent par-delà les âges, sans ménager les angles morts. Un essai personnel et sociétal, digne et troublant.
OKINUM
de Émilie Monnet (Les Herbes rouges, 2020)
« Les rêves sont comme des cadeaux de l’invisible, c’est le langage qui permet aux ancêtres de communiquer avec nous et qui affine l’intuition. » D’entrée de jeu, l’artiste pluridisciplinaire franco-algonquine Émilie Monnet s’ouvre sur son processus de création, d’une grande spiritualité. L’emblème du castor, dont le barrage donne son titre à cette pièce de théâtre, et un parcours de la combattante en milieu hospitalier tissent une toile sensorielle où les colères donnent du souffle. L’anishinaabemowin s’apprend sous nos yeux et rebondit vite en échos persistants. Et si la vulnérabilité était un luxe? Et si les récits guérisseurs étaient tapis dans le creux de nos nuits? Et si le castor était un agent dépolluant de taille, jusqu’à s’imposer vu de l’espace ? Un solo en profond dialogue avec son public – ou son lectorat –, finaliste aux Prix littéraires du Gouverneur général, comme quoi l’institution ne fait pas toujours la sourde oreille.
la trilogie chansons du vent du nord
de Tomson Highway (Prise de parole, 2020)
Cody et Joe sont complices comme dix, et aiment avec leur chien Ootsie provoquer Le chant des caribous, épier Un renard sur la glace ou encore danser avec Les libellules cerfs-volants. Les deux frères font de la nature un véritable terrain de jeu, et ce en tout respect, accueillant sa part de merveilleux comme ses revirements haletants. Dans ces trois albums jeunesse que le vénérable Tomson Highway a imaginés pour célébrer les us et coutumes du Nord de son Manitoba d’origine, initialement parus au début des années 2000 et repris ici en français et en cri, on ressent à merveille la beauté des éléments et la grandeur du quotidien. Le style est vif et épuré, tandis que les illustrations sacrées de John Rombough, les enveloppantes de Brian Deines ou les apaisantes de Julie Flett matérialisent avec brio cet univers de l’enfance et du partage des sens. Une ravissante et incontournable trilogie.
ninauass – moi l’enfant – poème de la jeunesse innue
semés et recueillis par Joséphine Bacon et Laure Morali (Mémoire d’encrier, 2021)
De la Rivière basse aux bancs de sable (Pajut-Shipu) en passant par le village de Marie (Mani-utenam), les écrivaines Joséphine Bacon et Laure Morali, amies de longue date, ont posé leurs valises dans la dizaine de communautés innues du territoire pour confier quelques outils poétiques à des élèves d’écoles primaires et secondaires; ils et elles s’appellent Tamara, Collavan, Manikanet, Jack ou Mitesh. De ces rencontres naissent des poèmes de leur cru, et ça coule de source avec une éblouissante limpidité. Majoritairement écrits en innuaimun, ils paraissent côte à côte dans leur version originale et en traduction française, prolongés par les illustrations apaisantes de Lydia Mestokosho-Paradis, mâtinées de rouge, couleur de protection et de guérison pour les Innus. Leurs voix s’encrent de l’essentiel : écouter les pierres et sonder le vent, parler aux ancêtres comme aux vivants, « marcher dans les mots/et tomber des nuages», et tel ce jeune Knutiss, rappeler que « La lumière/est une richesse/abondante ».
la vallée des fleurs
de Niviaq Korneliussen (La Peuplade, 2022)
Découverte grâce à Homo sapienne, un premier roman queer ayant connu un succès inédit au Groenland puis à travers le monde – et qui devrait être adapté au cinéma par nulle autre que Natasha Kanapé Fontaine –, l’autrice inuite Niviaq Korneliussen signe un nouveau coup d’éclat. Tout comme elle, son héroïne habite à Nuuq, la capitale groenlandaise. Elle la quitte bientôt pour des études universitaires au Danemark, laissant derrière son amou- reuse chérie. Chaque chapitre est pulsé par une vie qui s’éteint, encapsulée à tout jamais. On aura beau user de tous les euphémismes du monde, mais les vagues de suicides qui frappent le Groenland ne sont pas tues par Korneliussen. L’autrice donne plutôt corps aux voix intérieures et aux deuils indélébiles, avec une lucidité imparable et un grain d’humour corsé dans l’engrenage. Déjouant la gravité du sujet pour mieux éclairer nos failles, portée par l’excellente traduction de Inès Jorgensen, voici une œuvre de clair-obscur, rappelant que « nous parlons la même langue quand nous ne parlons pas».