En raison de mon métier, je passe la majeure partie de mes journées chez moi, dans une petite ville de Toscane, à tester et à retravailler des recettes, à préparer ou photographier des plats pour la rubrique culinaire que j’écris, ou pour mon infolettre.
Mes deux enfants, qui ont respectivement 5 et 10 ans, ont grandi en me voyant à l’œuvre, et ont été impliquées souvent dans mes expérimentations en cuisine. Plus d’une fois, elles ont cassé des œufs, roulé de la pâte et cuisiné à mes côtés, et ces moments partagés me procurent toujours la plus grande joie, encore aujourd’hui. Si mes filles ne sont pas nécessairement intéressées à manger ce que nous préparons, l’acte de la préparation est toujours un succès, car ces instants me per- mettent de créer un lien avec elles et de leur apprendre à aimer la nourriture.
Je vis en Italie depuis presque 20 ans main- tenant. J’ai quitté Sydney, en Australie, en 2005. J’ai grandi en Australie dans les années 80, et en Chine dans les années 90, élevée par une mère d’origine japonaise qui, comme sa propre mère, voyait les aliments comme remèdes du quotidien. Pour combat- tre la fatigue, il fallait manger quelque chose de vinaigré, et pour se réchauffer les jours de grand froid, des gâteaux de riz brûlants étaient la solution. Dès l’enfance, j’ai donc compris que le rôle de la nourriture était de nous nourrir et de nous faire du bien.
M’intéresser à la cuisine italienne et avoir ma propre petite famille ici m’a fait comprendre à quel point la relation que les Italiens et les Italiennes ont avec la nourriture et avec l’acte de nourrir les autres est importante. La nourriture est leur façon de dire « je t’aime ». Et c’est la mienne aussi. C’est probablement pourquoi je me sens si bien en Italie.
Manger et boire dans la joie et simplement pour le plaisir d’être ensemble est vraiment un art que les Italiens ont su maîtriser. Dans Why Italians Love to Talk About Food, Elena Kostioukovitch écrit : « Le parfum du ragú qui mijote, le bouquet d’un vin local, le sou- venir d’un repas : les Italiens parlent de ces détails aussi naturellement que nous parlons de politique ou de sport, et souvent avec la même fougue. »
En Italie, être à table, c’est être ensemble. Pour tout le monde, et dès un très jeune âge, les repas sont une activité sociale d’importance. À la maternelle et au primaire, les enfants s’assoient avec leur professeur et toute leur classe pour le dîner, où ils partagent le même repas. Le souper est également une occasion de se rassembler, et les enfants attendent que leurs parents rentrent du travail pour manger en famille. C’est donc dire que même les jeunes enfants se couchent assez tard – aux alentours de 21 heures en semaine, voire plus tard. En contrepartie, ils ont la chance de passer du temps de qualité avec leurs parents et leur fratrie autour d’un bon repas.
La nourriture n’est pas seulement un carburant, de la même manière que les repas ne se limitent pas à l’acte de se nourrir. La nourriture permet cette connexion à l’autre. C’est aussi une question de culture et d’identité, de famille et de traditions ; c’est une source de joie, et ça ne devrait pas être une source de culpabilité. Savourer une viennoiserie et un cappuccino au déjeuner, ou un gelato en soirée lors d’une passeggiata pendant les longs et chauds mois d’été, ce n’est pas seulement la norme, mais un rituel que tout le monde, peu importe l’âge, attend avec impatience.
Pour ma part, je veux que mes enfants gardent un bon souvenir des repas, qu’elles se rappellent s’être senties en sécurité à la table. On ne peut pas partager un moment de complicité si personne n’est détendu. D’ailleurs, dès l’âge de trois ans, ma fille aînée a commencé à ressentir beaucoup d’anxiété face à la nourriture. Il lui est arrivé souvent de refuser d’aller jouer avec des amies par peur de se faire offrir ou de devoir manger certains aliments devant les autres. L’heure du repas à l’école la rendait aussi très nerveuse : elle pouvait passer des jours à ne pratiquement rien manger, et je l’observais maigrir à vue d’œil. Comme nous tous, son estomac est là où elle ressent le plus l’impact des émotions qu’elle vit. Peu importe ce qu’il y a dans son assiette, et même si c’est son repas préféré, elle peut soudainement perdre l’appétit si quelque chose ne va pas.
Pour l’aider à avoir une relation positive avec la nourriture, il était important pour moi qu’elle respecte d’abord sa faim et les signaux envoyés par son corps, et ensuite, que l’acte de faire à manger et de manger demeure amusant, accessible et réconfortant. Il nous est arrivé de faire pour le plaisir des pâtes, de la pizza, des gâteaux, du gelato maison, ou de nous filmer alors que nous exé- cutions une recette, comme à la télévision. Et à la fin, peu importe si elle mangeait ou non ce que nous avions préparé : nous faisions juste explorer. Je la laissais s’amuser avec de la farine ou des légumineuses sèches, faire des dessins avec, mettre ses mains dedans. Elle m’accompagnait au marché et on jouait à nommer les fruits et les légumes que l’on voyait. Nous sommes aussi allées cueillir des petits fruits sauvages, visiter des fermes appartenant à des amis pour voir des chèvres se faire traire, des abeilles qui s’affairaient dans leur ruche, assister à la confection de la mozzarella et ramasser des œufs frais tout juste pondus. Bien sûr, vivre en Italie rend tout ça possible et facile. Avec le temps et les années, ma fille a su sur- monter son anxiété entourant la nourriture. Elle partage maintenant des repas dans la bonne humeur, avec nous, avec ses amies et avec ses compagnons de classe, et commande sans inquiétude dans les trattorias des plats qu’elle n’aurait jamais voulu manger avant.
Quelques années plus tard, cette approche de l’alimentation s’est aussi imposée à moi à la naissance de sa sœur. Ma plus jeune est, depuis toute petite, en surpoids. Elle est active, en santé, et mange des repas sains et faits maison, mais elle est simplement plus corpulente – comme moi quand j’étais petite. Comme avec ma plus vieille, je crois qu’il est essentiel d’aider les enfants, et surtout les filles, à voir la nourriture comme une source de joie et de connexion plutôt que comme quelque chose dont il faut se priver ou avoir peur. Nous avons donc, encore une fois, cuisiné ensemble ma plus jeune et moi, entre autres parce qu’elle a toujours été très intéressée à m’aider en cuisine, tout comme j’adorais le faire avec ma mère quand j’étais petite.
Et chaque fois que je partageais sur mes réseaux sociaux ou mon blogue du contenu où l’on voyait ma fille, pétillante et souriante, faire des pâtes comme une experte, aider sa grande sœur à préparer la panna cotta, travailler la pâte feuilletée maison ou savourer un minestrone, je recevais une avalanche de messages, en particulier de personnes qui avaient physiquement ressemblé à ma fille dans le passé, ou ayant des enfants de corpulence similaire. Les gens me confiaient à quel point leurs enfants adoraient regarder les miennes cuisiner, ou comme ils auraient aimé que leurs parents n’aient pas diabolisé la nourriture lorsqu’ils étaient plus jeunes.
Ce n’est pas facile de nourrir les autres, et notamment quand il s’agit de sa propre famille. Il peut être ardu en tant qu’adulte d’écouter et de faire confiance à son corps, surtout lorsqu’on a grandi dans la culture des régimes et de ses dictats malsains. Alors imaginons devoir faire confiance au corps de ses enfants ! Pourtant, les tout-petits sont souvent plus en contact avec leurs besoins que l’on croit. Bref, soutenir ma fille dans son rapport à son corps me donne parfois l’impression de nager à contre-courant, parce que la société ne voit pas que tous les corps sont beaux, et ne normalise pas le fait qu’un corps puisse changer, souvent de façon spectaculaire, au cours d’une vie. Je pense donc que la meilleure façon que j’ai d’appuyer mes filles dans leur rapport à leur corps et à la nourriture doit s’inspirer de l’enseignement que j’ai reçu en grandissant, celui de l’amour inconditionnel d’un parent pour le corps de ses enfants, peu importe la taille ou la forme qu’il prend ou prendra dans le futur. Je veux que mes filles sachent qu’elles sont parfaites comme elles sont.
J’ai fini par comprendre que tout ce que je veux pour elles (ou pour toute personne pour qui je cuisine) est qu’elles se sentent confortables, en sécurité, et aimées autour de la table. J’ai confiance en leur appétit. Je veux qu’elles écoutent leur corps et leurs envies, et je respecte leurs préférences (on en a tous, de toute façon). Je suis infiniment reconnaissante de vivre dans une culture où, à chaque repas, nous célébrons l’acte de manger plutôt que de le craindre. Nous aimons la nourriture ainsi que la nature et les artisans derrière. Les repas sont des moments de partage remplis d’amour lors desquels il n’est pas question de diaboliser la nourriture, de forcer qui que ce soit à manger quoi que ce soit, ou de restreindre certains aliments. Et cette simplicité entourant l’acte de se nourrir contribue à une vie plus légère et heureuse, et est un excellent prétexte pour apprendre à mes deux filles à s’aimer, à se faire confiance et à respecter leur corps et qui elles sont. Parce que l’unique but est de vivre dans la joie, vraiment. Et se sentir bien à table, ensemble, est tout aussi important, sinon plus, que ce qu’il y a sur la table.