Il y a quelques années, j’ai connu quelqu’un qui était poussé en dehors de chez lui par toutes les choses qu’il possédait. Comme chassé par l’abondance étouffante et le désordre compact qui tapissait toutes les surfaces de son 4 ½.
C’était un désordre ordinaire, fait de mille petites décisions sans cesse repoussées et nourri de mille petites peurs. Les vestiges d’une vie qui change dans un assemblage paralysant, ici sur la table, ici sur le plancher.
Je me souviens des vêtements laissés par terre, et du méli-mélo de papiers et de petits déchets sur la table de la cuisine. Du frigo rempli de pots Mason qui menaçaient de lancer leur couvercle comme des Frisbees à travers la cuisine, sous l’effet d’une fermentation ignorée depuis trop longtemps. Je le revois, debout au milieu de la pièce surchargée, tenir entre ses mains les souvenirs d’un voyage qu’il n’avait pas fait, rapportés par une ex qui l’avait quitté trois ans plus tôt. Il était là, immobile, entouré des restes de ses projets passés : une mère kombucha morte au fond d’un bocal et des instruments de musique brisés.
Je me souviens des livres, partout. Serrés les uns contre les autres, sur une longue tablette au-dessus du divan ; il y avait les livres qui l’avaient marqué et nourri son amour pour la littérature, mais aussi des livres de philo qu’il gardait, me disait-il, pour avoir l’air intelligent. Il y avait des livres commencés, mais jamais terminés, qui s’imposaient à lui avec insistance comme autant de tâches indélogeables sur une vieille to-do list. Enfin, cachés dans un coin du bureau, il y avait les manuels d’université auxquels il semblait avoir confié une part de lui-même — la perspective d’une autre vie, posée depuis deux décennies sur le back burner des possibles.
« L’abondance n’ouvrait plus de possibilités ; au contraire, elle les écrasait. »
Quand je l’ai rencontré, l’abondance chaotique de l’appartement prenait toute la place. L’accumulation pesante des livres lui avait enlevé l’envie de s’allonger sur le divan avec un roman. L’encombrement des comptoirs ne lui permettait plus d’entreprendre les projets de cuisine qui semblaient lui apporter tellement de satisfaction. Et les surfaces sur lesquelles il aurait pu installer son ordinateur pour travailler et créer déployaient maintenant un désordre multicouche, hostile à la concentration.
Avec le temps, le trop-plein imprégné de fatigue et alimenté chaque jour un peu plus par le découragement devenait de plus en plus dense, de plus en plus complexe à aborder, de plus en plus confrontant. Il avait pris l’habitude de prendre tous ses repas au restaurant. Il n’osait plus inviter personne chez lui. Il savait par contre qu’en ouvrant la porte pour rentrer à la maison le soir, il serait accueilli par l’abattement et l’anxiété devant ce qui était devenu évident : toutes les choses auxquelles il s’était accroché jusqu’ici, toutes les choses qui, pensait-il, le définissaient et lui permettraient de vivre une vie riche, ces choses le faisaient maintenant suffoquer. L’abondance n’ouvrait plus de possibilités ; au contraire, elle les écrasait.
Ce gars-là était l’ami d’une amie et un jour il m’a écrit pour me demander de l’aider à « organiser sa vie ». Aider les gens à désencombrer, c’est ce que j’ai choisi de faire. C’est un travail que j’aime, parce qu’il me donne de l’énergie et me permet d’être dans l’action, mais surtout, parce qu’il me place sur le seuil grisant des nouveaux départs.
Le matin de notre première journée de désencombrement ensemble, on s’est assis dehors sur les marches du duplex qu’il habitait. Il paraissait à la fois accablé et énervé, mais je pense qu’il avait un peu peur, aussi. Pour l’aider à se ressaisir, je me rappelle lui avoir proposé de faire comme si plus rien, à l’intérieur de l’appartement, ne lui appartenait. Comme s’il était libre de tout laisser derrière, s’il le voulait. L’image a fait effet : il s’est dégonflé comme si une énorme pression venait de le quitter. C’était comme s’il avait pu se projeter de l’autre côté de l’exercice, dans un monde où il ne se sentait ni coupable, ni responsable d’un appartement embourbé. Alors, il s’est armé de courage et on est entrés.
Au cours des semaines qui ont suivi, on s’est attaqués au trop-plein, pièce par pièce. On a trié du matériel de camping, rassemblé des papiers importants, constitué des piles de livres à donner et des piles de livres à rendre à leur propriétaire. On a jeté la presque totalité du contenu du frigo et réussi à sortir la mère kombucha de son pot. On a donné des instruments de musique, donné des vêtements, traîné des meubles sur le trottoir et identifié des tâches à accomplir pour continuer d’avancer.
Chaque jour, il affrontait une rafale de décisions, il vivait toutes sortes de petits deuils, mais il définissait du même souffle une nouvelle version de lui-même, plus claire et honnête. Il relevait la tête et retrouvait son pouvoir. Chaque jour, il se sentait un peu plus léger, confiant et fier de ce travail qu’il avait entrepris à genoux et qu’il terminait debout, galvanisé par cette transformation et sa capacité à se transformer encore.
Plusieurs années plus tard, il m’arrive de le croiser dans mon quartier. Souvent, il me dit à quel point le désencombrement que l’on a fait ensemble a été libérateur. Qu’il lui a permis de construire une image positive de lui-même et de se projeter dans un futur qui lui ressemble vraiment. Et moi, c’est d’entendre ça qui me nourrit. C’est ce qui me pousse à rechercher ma place sur le seuil des nouveaux départs, sur ce lumineux point de bascule vers une plus grande liberté.