Les composantes d’une vie longue et saine sont multiples, et peuvent souvent être mesurées ou étudiées. Mais un ingrédient qui donne de la saveur à la vie et qui est difficilement quantifiable est le sens. Une vie vécue sans intention peut-elle être satisfaisante? Faut-il absolument ressortir grandi des épreuves que l’existence met sur notre chemin? L’effacement de la religion catholique nous a-t-il laissés sans repères pour faire sens des drames de la vie? Alain Crevier, journaliste et animateur renommé, connu entre autres pour l’émission Second regard à Radio-Canada, et auteur du livre Être : Nos quêtes de sens et de liberté, partage avec nous ses réflexions sur la quête de sens, et surtout, sur notre humanité.
Bonjour, M. Crevier. En 24 ans à la tête de Second Regard, sentez-vous que vous avez fait le tour de la question du sens?
« Pas du tout, on n’a ouvert que des portes! À mon arrivée en 1995, l’émission s’intéressait aux religions (plurielles). Ensuite, on disait s’intéresser aux phénomènes religieux. Puis, dans un désir de se moderniser, on est passés à la quête de sens, peu importe ce que ça voulait dire. Et c’est là qu’est arrivé dans ma vie Robert Lalonde [NDLR : un acteur, romancier et dramaturge québécois]. Dans une discussion sur une entrevue qui portait sur son livre Le seul instant, je lui ai lancé : “Mais toi, Robert, tu dois t’intéresser à la quête de sens!” Il m’a répliqué : “Ah non, Alain, je trouve que chercher le sens, c’est nécessairement être déçu.” Sa réponse m’est restée en tête pendant des mois, parce que je soupçonnais qu’il avait raison. J’ai commencé à suggérer à mes collègues de chercher autre chose que le sens. C’est à ce moment-là qu’on a commencé à s’intéresser à notre humanité. À la fin de l’émission, il n’y avait pratiquement plus de sujets religieux au programme. Au fil de ces années, on s’est collés, sciemment ou non, à la quête de sens des Québécois, je crois. »
Que pensez-vous de cette quête?
« Je pense que Robert Lalonde avait raison. Des fois, je me demande si, il y a des siècles de ça, on n’a pas fait fausse route, comme si notre GPS humain nous avait amenés sur un chemin où il n’existe aucune réponse. Si on avait orienté notre quête vers la sérénité, vers notre humanité, vers ce qu’on a de mieux à offrir, il y aurait peut-être eu moins de violence entre les religions, d’abord, et on serait peut-être plus sages.
Je m’excuse, mais il y a un tas de choses qui n’ont pas de sens. Ma mère est décédée de la maladie d’Alzheimer. C’était une croyante, et une croyante joyeuse, et elle est décédée en ne se souvenant pas de qui était Jésus ni du reste. Ça n’a pas de sens : ce sont des cellules qui se sont déréglées, et qui ont assassiné sa mémoire. Je connais un gars qui a eu un accident de voiture, un face à face avec un camion, il a perdu sa blonde et lui est en mille morceaux : ça n’a pas de sens. Perdre un enfant, dans un accident ou d’une maladie, ça n’a juste pas de sens. Donc je ne cherche pas le sens de ça. Et le problème quand on cherche le sens, c’est qu’on finit par en trouver un. On en invente un, à la limite, qui finit par nous rassurer, mais qui faussement nous rassure. Selon moi, le sens n’est pas transcendant, il ne vient pas d’en haut, ne nous est pas imposé. Par contre, nous, en tant qu’être humain, on peut faire sens de nos épreuves, en faire quelque chose ; ça, oui, j’y crois. »
Vous ne croyez donc pas que tout a un sens, et que « rien n’arrive pour rien »?
« Non. Il y a des choses qui arrivent pour rien. Je ne pense pas que quelqu’un, quelque part, donne un sens inhérent aux choses qui m’arrivent. Je n’aime pas l’idée que quelqu’un que je ne verrai jamais me fait souffrir. Quand j’étais jeune, c’était ça, la religion. “Pourquoi je souffre?” “Jésus t’envoie une épreuve.” “Pourquoi ma mère meurt?” “Dieu l’a ramenée auprès de lui.” “Oui, mais si elle est allée en enfer?” “Ah ben je ne penserais pas, parce que Dieu pardonne tout.” Tout ça venait d’ailleurs, de quelque part d’innommable, et justifiait tout. Ça ne marche pas, parce que je vois les hommes se comporter au nom de ces mêmes principes, et ça se massacre allègrement. »
Est-ce qu’on se déresponsabilise, quand on croit que c’est Dieu qui le veut?
« Ça m’a pris des années pour arriver à poser cette question-là. Si on accepte l’idée que tout n’a pas nécessairement un sens, ça veut dire que nous, nous devons prendre nos responsabilités, et en trouver un. La science est notre alliée dans ce processus. Elle permet de nous responsabiliser face aux drames, à la tragédie humaine, et aux autres.
Quand j’entends ce besoin de se dire qu’après la mort, il y a quelque chose d’autre, je me dis “et s’il n’y avait rien?” Cette idée m’apaise, car je n’ai pas à mener ma vie en fonction de quelque chose, qui, selon moi, n’existe pas. »
Je connais pourtant des gens qui sont très angoissés à l’idée qu’il n’y ait rien après la mort!
« C’est parce qu’ils pensent au “je”! Ils se demandent “que va-t-il advenir de mon esprit?” Je leur réponds : “La vie de ton esprit va cesser quand tes cellules vont cesser.” Et eux : “Mais à quoi ça aura servi?” Et moi de répondre : “Aux autres.” Le plus important dans l’équation, je pense que c’est le “nous”. Alors nous sommes éternels, nous avons quelque chose à faire, nous avons une longue vie, si on ne fait pas les cons.
Aujourd’hui, les gens qui souhaitent trouver un sens à leur existence font des démarches ouvertes, informées, rigoureuses, et je pense qu’à une époque où la religion était plus présente, ça ne se faisait pas. Les réponses étaient dans les écrits religieux, mais c’était insatisfaisant. Il y avait là-dedans de la cruauté, de la méchanceté, de l’injustice. Les gens aujourd’hui cherchent ailleurs, et se construisent leur propre idée de ce que c’est, la vie. »
L’évacuation de la religion nous a-t-elle laissés avec un certain vide, en termes de règles, de droiture morale, et de sens, aussi?
« Je ne suis pas d’accord avec le vide. J’ai déjà parlé avec des gens de l’Église que j’aimais bien, qui me disaient qu’on avait perdu nos repères, nos valeurs. Et je leur disais : “Mais ce n’est pas vrai!” J’ai les mêmes valeurs qu’avant, et je pense que les valeurs précédaient l’idée même de la religion. On aimait son voisin avant que n’arrive le récit catholique, ou musulman, ou juif. Je pense que les gens ont des valeurs, et je ne pense pas qu’aujourd’hui soit une pire époque que celle de mon père ou la mienne.
Je fais partie de la génération qui a rempli à craquer les églises, avant de les déserter sans jamais y retourner. On pensait avoir réglé l’affaire, et que nous étions libres. Mais les grandes questions sont revenues, et elles sont revenues plus intensément qu’avant, car nous n’avions plus le manuel d’instructions pour nous guider : le missel. Ça nous a laissés à nous-mêmes pour trouver des réponses aux drames de la vie, mais nous a aussi permis de remettre en question ce qui n’avait pas de sens à nos yeux, afin de façonner une société qui nous ressemble davantage. L’aide médicale à mourir fait partie de ces acquis. On ne pouvait plus tolérer l’idée d’agoniser, alors on a fait changer les choses. Et c’est pour le mieux. »
Le mot de la fin?
« Soyez attentifs aux échos de notre humanité. Même si notre époque semble remplie de choses et de gens terribles, il y a des bonnes personnes autour de vous, de la beauté partout, et il faut croire en ça. On le doit bien à nos enfants. »







