« Nous ne partirons pas. »
Jacques Brault
Chaque année, au Québec comme dans les autres territoires nordiques, l’hiver revient, avec ses froids mordants, ses journées raccourcies, ses rues glissantes et ses silences enneigés. Et même s’il s’inscrit dans un cycle naturel, il est rarement accueilli avec indifférence. Car au-delà du simple changement de température ou de décor, l’hiver agit sur nous en profondeur. Il dérange nos habitudes, ralentit nos rythmes, bouleverse notre rapport au temps, à l’espace, aux autres, et surtout à soi.
Pendant quelques semaines, parfois quelques mois, les grandes villes – Montréal, New York, Berlin – se couvrent d’un blanc qui efface les lignes droites, les repères visuels, les horaires bien réglés. Tout ce qui allait de soi devient soudain incertain : les transports prennent du retard, les trottoirs deviennent impraticables, les parcs sont fermés. En 1971, le poète québécois Jacques Brault écrivait dans La poésie ce matin ce vers simple, mais puissant, qui résume bien l’épreuve fondatrice de l’hiver et du froid : « nous ne partirons pas[1] ». Ainsi, en dépit du gel, des contraintes, du vent, de la noirceur et de l’isolement saisonnier, nous pouvons tirer de l’hiver une puissance tranquille, mais forte : malgré, grâce à l’hiver, « nous ne partirons pas ».
Pourtant, si les représentations culturelles de l’hiver renvoient presque exclusivement aux paysages extérieurs, c’est durant cette saison qu’on passe le plus de temps à l’intérieur : on découvre la première neige par la fenêtre, un matin de décembre; on change notre alimentation, nos habitudes, notre heure de réveil et de coucher, nos activités sportives et même nos relations sociales. Parfois, certains profitent aussi du froid et de l’hiver pour pratiquer des activités à l’extérieur. Mais comparé aux autres saisons, l’hiver est d’abord et avant tout une saison qui se vit à l’intérieur, d’où l’importance qu’accordent les peuples nordiques à l’aménagement de la maison, de son éclairage, de son ouverture vers les paysages bleus, blancs et violets recréés par les effets de neige.
L’hiver – et ses deux composantes essentielles, soit le froid et la noirceur – agit aussi à un autre niveau, plus subtil : il nous confronte à l’immobilité, au repli, au silence. Il nous force à ralentir, parfois à nous arrêter. Dans nos sociétés marquées par l’urgence, l’efficacité, la performance, cette suspension est souvent perçue comme un désordre, voire une forme de menace. L’hiver vient ainsi déranger un ordre établi, celui de l’horaire et du rendement. Ce dérangement est pourtant porteur d’autre chose : d’un temps différent, d’une sensation d’intériorité, d’une forme de dépouillement propice à la réflexion, à la création, à l’écoute. C’est ce que ressentent beaucoup de gens à la première neige : un vertige doux, un retour à l’enfance, comme si le monde, brusquement, s’accordait une pause.
Ce sentiment, pourtant, ne dure pas. Car l’hiver, lorsqu’il s’étire, devient lourd à porter. Il peut assombrir les humeurs, générer une fatigue diffuse, une perte de motivation. Le manque de lumière joue sur notre biologie; le froid nous pousse à rester plus longtemps à l’intérieur, ce qui conduit parfois à l’isolement. La ville, une fois passée la magie des premiers flocons, se recouvre de gris, de neige mouillée, de dangers. Il devient plus difficile de sortir, de se voir, de garder l’élan. Pour les personnes vivant seules ou en situation de fragilité, ce repli forcé peut se traduire par une profonde solitude. C’est aussi ce que véhicule le mot « hivernité », forgé par le géographe Louis-Edmond Hamelin : un état, une ambiance, une manière d’habiter l’hiver qui façonne les comportements, les rapports sociaux, les émotions.
Pourtant, cette épreuve, certaines cultures en ont fait une force. Les peuples nordiques (y compris les Québécois) ont, depuis longtemps, développé des stratégies pour apprivoiser cette saison. En Scandinavie, par exemple, la lumière devient un art; la convivialité intérieure, une forme de résistance douce à la noirceur extérieure. On allume des bougies, on ralentit les horaires, on accepte de vivre autrement. L’hiver n’est plus une saison contre laquelle il faut se battre, mais un temps qu’il faut apprendre à traverser – et même, parfois, à aimer.

Photo : © Jessica Fadel
Reste que ce n’est pas un parcours simple. L’hiver est une épreuve existentielle. Il nous ramène à notre finitude, à notre besoin de chaleur, de proximité, de réconfort. Il nous oblige à nous organiser différemment, à admettre nos limites, à composer avec ce qui ne se plie pas à notre volonté. Et pourtant, il peut aussi être fondateur. Ceux et celles qui « passent l’hiver », qui choisissent de ne pas fuir vers des climats plus doux, finissent par développer une forme de fierté, une solidité intérieure. Cette expérience est existentielle, et conduit à un profond enracinement. Avec humour, l’auteur Dany Laferrière écrivait en 1994 : « La plus grande énigme, c’est le fait que les gens acceptent de passer toute leur vie sous ce climat, quand l’équateur n’est pas si loin[2]. » Il est vrai que le fait de rester dans un pays froid, malgré les difficultés qu’en inflige le climat, finit par conduire à une surprenante fierté — celle de résister — qui marque et définit profondément l’identité québécoise. L’hiver, avec ses contraintes, ses silences, ses lenteurs, finit par creuser en nous un espace d’ancrage, de calme et, parfois, de résilience.
LE FROID COMME EXIGENCE PHYSIQUE
Le froid n’est pas seulement une donnée météorologique : l’hiver, il est une contrainte quotidienne. Lorsque les températures chutent, le corps humain entre en mode de protection. Le simple fait de sortir nécessite une planification. Cette vigilance permanente, souvent invisible, peut devenir épuisante, surtout lorsqu’elle s’étend sur plusieurs mois.
Dans certaines cultures nordiques, on affirme qu’il n’y a pas de mauvais temps, seulement de mauvais vêtements. Mais au-delà de cette maxime, il faut aussi reconnaître que tout le monde n’a pas les mêmes ressources pour faire face au froid. L’hiver accentue les inégalités : il isole, rend visibles les fragilités, met en lumière l’inconfort ou l’insécurité dans l’habitat, la mobilité, les liens sociaux.
Finalement, le froid nous confronte à notre vulnérabilité. Il nous rappelle que le confort n’est jamais acquis, que notre corps a des limites, et que pour vivre en harmonie avec un environnement hivernal, il faut à la fois s’adapter physiquement, mais aussi mentalement et émotionnellement.
LA NOIRCEUR COMME NOUVELLE ÉPREUVE
Dans les régions nordiques et notamment en Scandinavie, l’obscurité hivernale peut durer des semaines, voire des mois, avec un ensoleillement limité à quelques heures par jour, ou parfois inexistant. Si la variation de la lumière est plus nuancée au Québec en raison de sa situation géographique plus au sud, la noirceur demeure pour plusieurs l’une des caractéristiques dominantes de l’hiver. Cette obscurité prolongée n’est pas sans effet sur le corps et l’esprit. De nombreuses études ont démontré qu’un manque de lumière naturelle peut affecter l’humeur, la concentration, le sommeil et même la santé physique. Des troubles comme la dépression saisonnière touchent un nombre important de personnes, en particulier entre novembre et février.
Il devient alors plus difficile de se lever le matin, de maintenir un niveau d’énergie constant et de conserver une motivation stable au quotidien. Ce ralentissement est d’ailleurs parfois mal perçu dans des sociétés qui valorisent l’efficacité, le mouvement et la productivité. Il peut mener à une forme de culpabilité : se sentir « moins fonctionnel » en hiver, alors qu’en réalité, le corps et l’esprit doivent simplement s’adapter à des conditions exigeantes.
Les sociétés nordiques ont développé différentes stratégies pour s’ajuster à cette réalité. L’usage de la luminothérapie, par exemple, est courant dans les foyers et milieux de travail. L’importance accordée à l’éclairage intérieur est également révélatrice : on privilégie une lumière douce, chaleureuse, souvent indirecte, pour créer un sentiment de confort et de bien-être. La vie sociale s’ajuste aussi : on valorise les moments calmes, les activités en intérieur, la lecture, la cuisine, les rencontres en petit groupe. Certaines personnes vont même jusqu’à redéfinir leur emploi du temps en hiver, favorisant le repos, la lecture ou la contemplation.

Photo : © Bianca Des Jardins
L’HIVER COMME UNE ÉPREUVE LUMINEUSE
L’hiver est certes une saison exigeante, et ceux et celles qui le vivent chaque année savent à quel point il met à l’épreuve le corps, l’esprit et l’organisation du quotidien. Et pourtant, c’est au cœur de cette saison que se tissent aussi des formes de résilience, de solidarité et de lenteur choisie.
Plutôt que d’en faire la guerre ou une fuite, passer l’hiver peut devenir un apprentissage, une manière de s’ancrer dans un environnement et de le respecter. Une manière d’habiter le temps différemment et de mieux s’écouter, tout simplement.
[1] Brault, J. (1973). La poésie ce matin (p. 29). Parti pris.
[2] Laferrière, D. (1994). Chronique de la dérive douce (p. 110). VLB éditeur.
POUR EN SAVOIR DAVANTAGE
Borm, J. et Chartier, D. (2018). Le froid. Adaptation, production, effets, représentations. Presses de l’Université du Québec.
Chartier, D., Lund, K. A. et Jóhannesson, G. T. (2021). Darkness. The Dynamics of Darkness in the North. Presses de l’Université du Québec, Imaginaire | Nord et University of Iceland.
De la Soudière, M. (2016). Quartiers d’hiver. Ethnologie d’une saison. Créaphis.
Hamelin, L.-E., Chartier, D. et Désy, J. (2014). La nordicité du Québec : Entretiens avec Louis-Edmond Hamelin. Presses de l’Université du Québec.







