J’entends le souffle lourd des corps que j’aime dans chacune des chambres qui mènent à la cuisine. Ce moment est un privilège ; celui de la solitude parmi les rêves. La maisonnée est endormie dans la chaleur propre à la fin des nuits, une faible lumière orangée éclaire mon plan de travail où je trie les feuilles à déposer dans ma théière pendant que l’eau chaude bout sur le rond. Entre les arômes de tulsi et de menthe poivrée, je lève les yeux pour apercevoir une grosse neige tomber au ralenti dans le ciel noir de la ville. Je pense à Arvo Pärt. Sa musique serait la trame sonore parfaite pour accompagner ce calme chaud.
D’une main, j’attrape la collation que je me suis préparée la veille, de l’autre, je mets le couvercle sur mon thermos. Je fourre le tout dans mon sac étanche aux côtés de mes bottes et mitaines de néoprène, de ma serviette et d’une paire de bas de rechange. J’ai déjà enfilé mon maillot que j’ai recouvert par des joggings larges, un gilet en mérinos et un polar. Sur la pointe des pieds, je descends l’escalier. Je balance mon manteau sur mon avant-bras et j’ouvre la porte. Un grand vent s’invite dans la maison. Je souris large.
Dans la voiture, le tableau de bord indique 5 h 32. Je prends la route entre les congères qui épousent les formes du vent. En quelques minutes, le fleuve défile à ma droite. L’autoroute est déserte, seuls quelques camionneurs roulant vers la Côte-Nord baillent, un café à la main. Je roule vers les montagnes, vers une des rivières que je sais assez vive pour ne pas s’englacer en hiver. Je me félicite d’avoir, comme toujours, des raquettes et un traîneau dans la voiture. Au fil des années, la baignade hivernale est devenue pour moi non pas une activité, mais un mode de vie. On trouve toujours dans mon coffre de voiture une corde de bois, du bois d’allumage, tout le nécessaire pour faire à manger, un sac de couchage, deux haches, une bouilloire bien éprouvée par le feu, du thé, une pelle et d’autres outils pour me débrouiller en cas de panne. Avec cette mise en place, je peux suivre mes caprices et partir en randonnée sur un coup de tête.
D’ailleurs, depuis le début de ma marche, j’ai déjà compté deux lièvres en fourrures blanches. Les flocons reprennent leur danse alors que j’arrive à l’endroit de ma baignade. Les bleus profonds ont tourné au gris. Dans sa valse, la neige est chef d’orchestre de la forêt, elle impose un silence enveloppant qui apaiserait tous les cœurs mal en point.
C’est ici, dans ce silence cérémonial, que j’amorce l’échafaudage de mon camp temporaire. D’abord, il faut trouver un lieu à proximité de la rivière qui ne se trouve pas sur la glace. La première chose qui permet d’entrer dans l’eau en hiver est de connaître préalablement son corps et son lit en toute saison. Même si la rivière est bordée de neige, je connais ses berges, je devine que certains avancements sont friables ou encore qu’ils ne sont pas ses contours réels, mais bien des îlots de glace temporaires.
Afin d’éviter de marcher longtemps en sortant de l’eau, je choisis un emplacement à proximité de mon entrée pour y déposer mes choses. De mes pieds, je tape la neige pour créer le lit du feu. Comme je ne connais pas l’épaisseur du manteau blanc, je tente de le compacter au maximum pour ne pas perdre mon feu dans celui-ci quand il brûlera sans moi. En hiver, certaines manipulations sont plus ardues que d’autres en raison du froid. J’ai, depuis quelque temps, abandonné ma fierté de partir tous mes feux naturellement et je me sers d’allume-feu pour éviter de geler mes doigts contre le froid et le vent qui souffle souvent dans les couloirs que forment les cours d’eau. Rapidement, d’envoûtantes flammes oscillent dans mes yeux. Pendant que je veille à ma source de chaleur, j’entreprends de préparer ma sortie.
Le thermos de thé et ma collation attendent mon retour sur la couverture de laine dont j’ai tapissé le sol. Je retire mes mitaines, puis l’ensemble de mon linge, du bas vers le haut. En le retirant, je l’empile sur le traîneau dans un ordre bien précis qui me permettra rapidement de me mettre au chaud et au sec après ma baignade. Je glisse mes pieds dans les bottes et fais de même pour mes mains dans les mitaines.
Ce matin est plutôt froid malgré la neige, mon fidèle thermomètre indique -22 degrés Celsius. Avant même d’entrer dans la rivière, je choisis de garder ma tuque pour ne pas perdre trop de chaleur. Prudente, j’avance vers le courant. L’eau miroite en mille lieux grâce à une éclaircie dans le ciel alors qu’un grand souffle fait virevolter la neige tout près de l’eau.
Je m’accroupis. Passe une jambe, puis l’autre. Mes pieds touchent une grosse roche, qui, l’été venu, est à découvert et devient un lieu de lézardage sans égal. Je connais ce fond. Cette certitude me donne confiance, alors j’inspire profondément tout en tournant mon corps vers la descente. À l’expiration, je m’immerge jusqu’aux épaules et lève les yeux vers la cime des épinettes qui se balancent. J’inspire de nouveau en laissant entrer tout l’amour de ce moment. J’expire en redonnant au territoire. Encore et encore. Aussi longtemps que je sens que je suis en sécurité. Je respire profondément. Je sais la grandeur de ce qui m’attend une fois hors de l’eau. L’extase à venir, gracieuseté des endorphines qui suivront.
Mais pour maintenant. Je suis là, comme il se doit.
Je ne suis plus sur le territoire, je suis, moi aussi, le territoire.
Et puis c’est tout. C’est immense.
Certes, il y a une liste longue comme ça de bienfaits à la baignade nordique, dont l’amélioration de l’humeur et de la tolérance à la douleur, la diminution du niveau de stress, et le renforcement du système immunitaire, pour n’en nommer que quelques-uns. Mais le plus important pour moi, ce n’est ni la régulation de mon système nerveux, ni la mesure de mes capacités physiques et psychologiques. Ce qui compte, après le lever du corps dans la nuit, la marche en forêt, l’observation du fleuve et des teintes de bleu, c’est la réitération de ma place dans le cours du vivant.
On aime ce qu’on connaît. On protège ce qu’on aime.
Par mes baignades, je participe activement à la protection du territoire.