Quel âge aviez-vous quand on a commenté votre apparence pour la première fois ? Avons-nous vraiment dépassé le diktat de la minceur et la culture des régimes en tant que société ? Les façons dont vous prenez soin de vous sont-elles intuitives, ou vous les a-t-on apprises ? Mikella Nicol, autrice de Mise en forme, et Manal Drissi, chroniqueuse et humoriste, discutent de la place des autres dans notre rapport à notre propre corps.
Bonjour, Mikella. Vous racontez dans votre dernier roman, Mise en forme, avoir commencé à être obsédée par la perte de poids quand vous aviez seulement 10 ans. C’est si jeune !
Mikaella Nicol
« Oui… et je ne pense pas avoir été une exception. Je me souviens de ma grand-maman qui m’avait dit que j’avais un gros ventre, et je me le faisais souvent dire à l’école aussi, par d’autres enfants. Je ne sais pas si ça se fait encore, mais je me rappelle que les adultes commentaient beaucoup mon corps quand j’étais enfant. »
Bonjour, Manal. Vous, avez-vous vécu le même genre d’expérience ?
Manal Drissi
« D’aussi loin que je me souvienne, on a toujours fait des commentaires sur mon corps, même quand j’avais trois ou quatre ans. Mais toujours de façon bienveillante, de façon aimante. Les femmes autour de moi, qui étaient des exemples pour moi, pensaient qu’en me disant de contrôler mon corps, elles me sauvaient de quelque chose. Elles me disaient “il vaut mieux que tu le saches maintenant et que tu puisses faire quelque chose à propos de ça que de ne rien faire, et de le regretter plus tard quand tu vivras de l’exclusion à cause de ça”. Il y avait là-dedans une forme de grossophobie tellement intériorisée qu’elle était instrumentalisée en pensant faire le bien.
C’est pour ça que ces idées-là sont difficiles à déconstruire ensuite, car le rapport des filles et des femmes à leur corps ne vient pas toujours d’une place de haine de l’autre. »
Il faudrait donc éviter de commenter le corps des enfants…
Manal Drissi
« Oui, et non seulement ça, il faut éviter de parler de son propre corps devant des enfants. La plupart des enfants ne se sont jamais fait dire directement “ton corps est pas correct”, mais ils ont vu les personnes qu’ils aiment faire des commentaires sur le leur. En tant que mère, j’ai réalisé que la façon dont je parlais de mon corps avait énormément d’influence sur la façon dont mon enfant allait percevoir son propre corps, et celui des autres, pour le reste de sa vie. »
Il y a une question d’appartenance dans tout ça. Même le mot fitness en anglais contient le mot fit, soit faire partie, être apte. Mais on est apte à quoi, au juste ?
Mikaella Nicol
« C’est la question que je me pose dans mon livre ! Les mots utilisés dans le domaine de la croissance personnelle, ça m’intéresse beaucoup. On nous promet qu’en travaillant sur soi, on peut devenir “une meilleure mère”, “une meilleure amie”, “une meilleure blonde”, et c’est toujours en rapport aux autres, le but n’est jamais d’être une meilleure personne pour soi-même.
C’est intéressant cette idée de mieux appartenir, car moi, la féminité, j’ai toujours vu ça comme quelque chose dans lequel je n’étais pas capable d’entrer. Si je pouvais suivre des modèles, donc littéralement les regarder et les imiter, peut-être que j’allais être “apte” à faire partie de la féminité moi aussi. »
« Tout ce que le sport pouvait m’apporter […] était annulé par le fait que des chiffres sur une balance ne descendaient pas suffisamment, et que, dans le regard des autres, je ne gagnais pas en valeur. »
Où trouvez-vous vos modèles ?
Mikaella Nicol
« Je les absorbe ! C’est dur à dire, c’est la culture, c’est partout. Et pourtant, on nous demande toujours en tant que femmes de nous détacher de notre culture. On nous dit “ouais, mais tu sais, il faut que t’en prennes et que t’en laisses”. Ben en prendre pis en laisser, c’est un processus cognitif, et c’est une job à temps plein. Je n’ai pas le temps d’en prendre pis d’en laisser, quand tout ce que je vois au quotidien veut m’imposer une façon d’être. Il faudrait que je trie les messages un par un ? C’est extrêmement difficile de faire ça, parce qu’on ne se rend même pas compte de ce qu’on assimile comme informations.
Manal, de quel œil voyez-vous le fitness ?
Manal Drissi
« Je ne me suis jamais considérée comme une personne sportive, mais j’ai fait du soccer, du basketball, de l’escalade, j’ai été inscrite à différents gyms… Mais je n’ai jamais été mince, en fait. Et, pour moi, la minceur et le qualificatif “sportive” sont tellement interreliés que je me suis toujours sentie impostrice dans la simple utilisation du mot “sportive”. Ça ne m’appartenait pas, et c’était comme mentir de dire “je suis sportive”. C’était comme si, en me regardant, on pouvait avoir la preuve que non. Et ça, ça veut dire que peu importe à quel point je pouvais apprécier l’exercice physique dans sa forme, ça devenait toujours un outil de contrôle, quelque chose que je devais utiliser afin de me changer, et qui ne valait pas la peine d’être fait si les résultats n’étaient pas là. Donc tout ce que le sport pouvait m’apporter, soit être moins anxieuse, avoir une meilleure santé physique, mieux dormir, mieux réussir à l’école, tout ça était annulé par le fait que des chiffres sur une balance ne descendaient pas suffisamment, et que, dans le regard des autres, je ne gagnais pas en valeur. Ça a teinté mon rapport au sport de façon tellement profonde que maintenant, je paye encore pour ça. »
Quelle est votre vision du self-care ?
Manal Drissi
« Ma position sur le sujet a évolué dans les dernières années. Au départ, j’en comprenais l’intérêt. Je me disais “on vit dans une société stressante, c’est bien de prendre soin de soi et d’écouter ses besoins”, pour ensuite réaliser que le self-care, c’est une affaire de plus qui est devenue une industrie. C’est une affaire de plus pour laquelle il faut dépenser individuellement, c’est une affaire de plus qui permet aux compagnies de dire à leurs employés “faites du yoga sur l’heure du midi” au lieu de mettre en place des semaines plus courtes et d’offrir des avantages sociaux qui permettent réellement aux gens d’avoir une meilleure qualité de vie. Pour moi, l’industrie du self-care, c’est la même industrie qui, il y a 20 ans, nous disait “si tu ne maigris pas, tu ne vaux rien”, et qui aujourd’hui nous dit “si tu dépenses 50 piastres de plus tu vas te sentir mieux”. À mon sens, le self-care a atteint sa limite très rapidement, et l’issue de cette vie stressante que l’on mène, c’est le community care. Ça ne peut pas être le self-care, qui nous ramène trop à l’individualisme, soit l’une des sources du problème. »
Mikaella Nicol
« Je me suis fait dire toute ma vie que je ne correspondais pas à quelque chose, et depuis 10 ans, peut-être même moins, on se fait dire du jour au lendemain qu’il faut qu’on s’accepte comme on est. Et moi, je n’ai pas été capable, comme plusieurs je crois, de faire cette transition-là aussi rapidement. Et là j’entends : “ben là, c’est parce qu’il faut que tu t’acceptes, comment ça tu ne t’acceptes pas ?” Aujourd’hui, si on tient des discours négatifs sur soi, c’est comme si on projetait nos discours négatifs sur les autres. Pour le self-care, c’est la même chose : je n’ai pas d’intuition de self-care. Je ne sais pas comment vraiment prendre soin de moi, sans que ce soit dans la productivité ou que ça serve un autre but comme être en forme, par exemple. Et, étrangement, les soirées où j’ai l’impression de faire le plus de self-care, c’est celles où je passe quatre heures devant la télé. »
Pourquoi ?
Mikaella Nicol
« Parce que je n’ai pas performé ! M’installer pour faire du yoga avec mon petit diffuseur, mine de rien, on me l’a appris. Ça vient de l’extérieur. Il y a quelqu’un qui m’a dit que c’était ça, du self-care. Ce n’est pas toujours ça dont j’ai besoin. Prendre mon bain au sel d’Epsom là, des fois… ça ne marche pas. »
Comment fait-on pour trouver sa liberté à travers tous les messages reçus ?
Mikaella Nicol
« Vieillir, c’est quand même pas pire (rires). Je le recommande ! Toute ma vie, je me suis fait dire par des femmes : “tu vas voir, ça va se calmer”. Et c’est vrai que ça finit par s’apaiser.
Je pense qu’entrer dans la réalité, voir plus de corps de femmes réels, peut faire du bien aussi. Par exemple, dans les échanges de vêtements entre femmes, il y a toujours une étape où tout le monde se met en sous-vêtements pour essayer le linge, et à chaque fois, ça me fait réaliser à quel point je n’ai pas vécu ça souvent. D’être avec plein de femmes dans la trentaine, toutes de tailles différentes, pas complexées, en sous-vêtements… je me suis vraiment demandé pourquoi on ne se déshabillait pas plus entre nous (rires). De façon très saine et banale, juste dans une optique d’exposer notre regard à plus de corps. En plus, quand ce sont nos amies, on a déjà un biais de bienveillance, et c’est encore plus facile de voir la beauté des corps. »
« De mon côté, je pense que la neutralité, c’est quelque chose de révolutionnaire, et pour moi, c’est la suite logique des mouvements de positivité et de diversité corporelle. »
Qu’est-ce que c’est ?
Manal Drissi
« La neutralité t’invite à considérer ton corps comme ton véhicule. C’est ce qui contient qui tu es, ton âme, et c’est tout. Il n’a pas besoin d’être beau ou pas beau, de performer ou de ne pas performer, il n’a pas besoin d’avoir de la valeur aux yeux des autres ; il existe, point final. Il faut arrêter de considérer le corps comme quelque chose de marchand, comme quelque chose à commenter. Je réalise que, dans ma vie, j’ai beaucoup plus assisté à des conversations entre femmes où l’on se critique soi-même que des conversations où on est neutres par rapport à nos propres corps. C’est tellement banal de se mettre en gang et de dire “Ah ! Moi j’ai dix livres à perdre”,“Ah ! Moi mes hanches…”, “Ah ! Moi ma cellulite…” On n’habite pas nos corps, on est à l’extérieur et on se regarde : “Est-ce que je suis assise assez droite ? Est-ce que mon ventre est assez rentré?” On est toujours dans une mise en scène, et c’est tellement libérateur de finalement entrer dans son corps. De bouger comme on veut, de s’asseoir comme on veut, d’exister réellement, et d’embrasser sa personnalité. »