Les draps se tordent, silencieux, tel un secret murmurant au matin. Aucun cri du réveil pour briser la douceur de cette zone grise entre le rêve et l’éveil. Un souffle d’air chaud glisse par la fenêtre qui, comme toujours, refuse de se fermer complètement. Il s’invite dans la pièce, apportant avec lui la mémoire humide du Bosphore. Dans l’aube qui s’étire, la rue Kemeralti s’éveille doucement, une cacophonie familière qui me prend aux tripes.
Je fronce les sourcils. Quelle heure est-il ? Un sursaut. Le cadran me ramène à sa loi, comme un chien de berger. Je repousse la pression qui monte en moi. Encore une journée à remplir, des cases à cocher, des « rendez-vous » à honorer. Une course sans fin, jusqu’à l’épuisement. Mon regard se porte vers la gauche. Midi. Et je dis, un peu pour moi-même :
« J’ai perdu la notion du temps, on devait aller à la mosquée bleue… bon, Istanbul nous attend, non ? » Une voix m’interrompt, douce, assurée. Celle qui a le pouvoir de remettre le monde à sa place, d’effacer les inquiétudes d’un simple souffle. Elle ignore les « quand », les « pourquoi », les « comment ». C’est une voix de ceux qui savent que tout finit par se poser, quand l’instant l’exige. « Oui, oui… mais elle peut bien attendre un peu… On est large…! »

D’une rive à l’autre du Bosphore, magie du soir
Photos : © Franck Laboue
Je me laisse porter, je lâche prise. L’horloge file, on se lève quand on veut, la chambre d’hôtel devient un cocon suspendu. Je pourrais faire venir un petit-déjeuner en chambre, juste pour prolonger l’instant. Dans cette semi-pénombre, accoudé à la fenêtre, la chaleur qui monte du lointain me saisit doucement. Les silhouettes des mosquées, des palais, flottent dans l’air comme des mirages, irréels, distordus par la lumière. Un sourire imperceptible traverse mon visage encore un peu endormi. Le « moi d’avant » aurait sûrement jugé absurde de revenir à Istanbul une troisième fois, d’y consacrer une semaine entière. Oui, ce « moi d’avant », il aurait filé comme un fou à la conquête de la Corne d’Or, avalé par cette soif de tout voir, vite, toujours plus vite. Mais là, maintenant, c’est autre chose. Le corps comprend enfin qu’il est temps de ralentir. Mon subconscient me pousse, et je me laisse emporter. Il faut se glisser dans la ville, l’apprivoiser pas à pas, respirer au rythme de ses ruelles et de ses battements de cœur.

Kaléidoscope de « Turkish Delights » à la Corne d’Or

Maisons colorées sur les collines de Balat
ÇUKURCUMA : UNE ERRANCE ENTRE PASSÉ ET PRÉSENT
On part, à l’opposé de ce qu’on avait prévu. Un calme inattendu qui m’attrape sans que je l’aie vu venir. Nos pas s’allongent, mesurés, toujours plus au nord. La tour de Galata, elle, reste derrière, on la laisse s’éclipser sans regret. On s’en va errer sans but, guidés par rien d’autre que notre instinct, en se frayant un chemin entre les ruelles serrées. Le Bosphore, furtif, nous toise entre deux immeubles, comme un miroir d’eau éclaboussé par le ciel. Le vent chuchote des promesses, il fait tournoyer des portraits d’Atatürk dans un souffle absent, pendant que les vieilles voitures, immobiles, se chauffent au soleil, rappelant un autre temps. Les façades, mêlant art déco et tradition locale, éclatent sans gêne de contrastes. Les chats, eux, règnent partout. Indifférents, ils se fondent dans les recoins des librairies, s’allongent sur les chaises, ou s’étirent entre les barreaux des fenêtres, comme si la ville leur appartenait, et que nous n’étions là qu’en visiteurs provisoires.

Halte au palais de Topkapi
Et puis, sans prévenir, Çukurcuma nous cueille. Le quartier ne s’annonce pas. Il ne s’exhibe pas. Il vous prend doucement par la manche, à un carrefour, à l’angle d’une vitrine trop poussiéreuse pour être vraiment commerciale. On ne l’a pas décidé. On s’y retrouve. C’est peut-être ça, le charme. On entre, un peu par hasard, chez un antiquaire – ou plutôt, on y glisse comme on glisserait dans une mémoire. La porte grince, la lumière est basse, dorée, oblique. Tout respire le bois ancien et les objets muets. Rien n’est étiqueté, comme si tout appartenait encore à quelqu’un. Les murs semblent retenir leur souffle. Un disque tourne sans musique dans un coin. Le propriétaire, silencieux, nous offre un sourire discret, un de ceux qu’on garde pour les gens qui ne posent pas trop de questions. On ressort, ralentis, comme si l’air lui-même avait épaissi, l’œil plus flou, le cœur apaisé.
Un peu plus bas, l’après-midi s’étire, baigné de cette lumière de fin d’été qui fait danser les façades. Une terrasse apparaît : Mayko. Des tables sous des pots de fleurs, rien d’imposant, mais une évidence tranquille, une halte naturelle. On s’installe là, sans se consulter, guidés par cette envie tacite de ne pas aller plus loin.
Les mezzes arrivent lentement, un à un, sans hâte. Ici, tout prend son temps – les plats, les paroles, même la lumière. On échange quelques mots avec la propriétaire, une femme au rire facile et au regard direct. Elle connaît chaque passant. Ils la saluent d’un signe de tête, d’un mot, d’un clin d’œil. Dans l’air flotte une chaleur discrète, presque domestique, celle des lieux qu’on n’a pas encore quittés mais qu’on rêve déjà de retrouver. Les chats circulent sous les tables, chez eux – parce qu’ils le sont. Nous, pas encore. Mais on s’en approche.

Pause sucrée, tentations stambouliotes
Dans un monde qui se précipite, où le voyage est souvent réduit à une course d’un point A à un point B, ralentir relève de l’exploit. Pourtant, c’est sans doute là le vrai luxe de notre époque : l’art de prendre son temps. Abandonner les itinéraires trop parfaits, les horaires serrés, l’urgence du « toujours plus ». Car le voyage, libéré de l’obsession de la performance, se transforme en invitation à vivre autrement. À s’immerger, à respirer le monde au rythme de ses propres pas.
Le ralentourisme, loin des pratiques effrénées, redéfinit la notion même de voyage. Il ne s’agit plus de cocher des cases, mais d’accepter de se perdre, de laisser les lieux et les rencontres se dévoiler à leur rythme. Le voyage devient une relation intime, une rencontre avec l’âme d’un territoire, loin des clichés figés. C’est une recherche de l’authenticité, un goût pour l’inattendu, un retour à la lenteur, loin des circuits usés.
Mais la lenteur, ce n’est pas seulement ralentir pour soi. C’est aussi une manière plus douce de marcher sur cette Terre. En choisissant des trajets plus longs mais moins fréquentés, on fait le choix de réduire notre empreinte, d’offrir davantage de temps à la planète, aux communautés, aux expériences humaines. Le voyage devient alors un acte conscient, une réflexion collective sur notre manière de nous déplacer et d’interagir avec le monde.
Adopter cette philosophie, ce n’est pas un rejet du monde moderne, mais une invitation à le réinventer. Le voyage cesse d’être une fuite en avant, une quête de vitesse ; il n’est finalement qu’immersion dans le présent. Il devient un moment suspendu, où la beauté du monde se mesure non pas à sa rapidité, mais à la façon dont il nous touche, nous transforme, nous lie.







